Lisa Lugrin et Clément Xavier, lauréats du Prix Révélation 2015 avec Yékini

Le mercredi 09 septembre 2015 à 11h39

«Yékini, le roi des arènes» a remporté le Prix Révélation au 42e Festival de la BD d'Angoulême. Voici l'interview des auteurs primés.

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Lisa Lugrin et Clément Xavier/Flblb

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Yékini, le roi des arènes  aux Éditions FLBLB perce l'univers de la lutte sénégalaise à travers une fiction qui s'inspire de faits et de personnages réels. Grâce à cette interview approfondie avec les auteurs Lisa Lugrin et Clément Xavier, vous en découvrirez plus sur ce sport hors-norme qui catalyse l'attention du Sénégal et qui représente une porte d'entrée idéale pour capter les préoccupations de la culture africaine et de l'actualité mondiale.

 

Vous avez découvert la lutte sénégalaise dans un voyage en Afrique. Qu'est-ce qui vous a poussé à faire de cet univers un album BD ?
Lisa Lugrin et Clément Xavier : Nous avons assisté à un combat par hasard. Nous avons vu des colosses en slip, dont les photos étaient placardées sur tous les panneaux publicitaires de Dakar, s'asperger de potions magiques, entourés de marabouts, filmés par une dizaine de caméras dans un stade bondé décoré aux couleurs de multiples sponsors. Il y a eu une danse de la résurrection de Michael Jackson, un rappeur Sénégalo-américain est venu faire le tour du stade, et une des têtes d'affiche, Tyson, était drapé d'un boubou taillé dans la bannière étoilée.

Bref, la lutte nous a semblé être une porte d'entrée idéale, à la croisée de très nombreuses préoccupations : tradition, capitalisme, politique, économie, pour parler plus généralement du Sénégal, mais également de nous, de notre culture, qui est traversée par les mêmes problématiques.

 

Qu'est-ce qui vous a frappé le plus dans la rencontre avec les lutteurs ?
Les auteurs : Leur gentillesse, leur ouverture d'esprit, leur enthousiasme et leur humour.
Notre projet de bande dessinée a été accueilli à bras ouverts, et on nous a laissé une totale liberté.
Yékini est un mastodonte de 2 mètres de haut, un monstre de virilité, et pourtant il est extrêmement doux, poli, discret mais avec toujours un mot gentil et bien senti. Lorsque nous l'avons quitté, nous étions assez impressionnés, et Yékini allait être notre première bande dessinée. Nous lui avons dit que nous ferions de notre mieux pour réaliser une belle BD et il a répondu : « J'ai confiance ». C'est sur ces mots que nous nous sommes quittés.

Lorsque nous avons présenté notre BD à Yékini et ses proches avant de l'imprimer, nous avions peur qu'ils soient gênés par les aspects critiques, notamment de la marchandisation de la lutte (d'autant plus que nous l'envoyions à son agent, dont cet aspect est justement le métier). Finalement, ils ont trouvé l'analyse pertinente, preuve d'une bonne ouverture d'esprit et d'un recul amusé sur leur activité.

 

Comment avez-vous procédé à la documentation pour Yekini – une fiction qui déploie de nombreux aspects de reportage ?
Les auteurs : En effet, Yékini s'inspire de faits et de personnages réels. Tous les évènements se sont effectivement déroulés. Mais nous ne voulions pas les raconter à la manière d'un reportage, et nous avons choisi  la fiction, qui nous paraissait plus ludique, avec Yékini comme personnage principal. Nous avons donc dû inventer certaines situations, leur contexte, les dialogues, etc.
Pour nous documenter une fois le projet en tête, nous sommes retournés au Sénégal et avons rencontré beaucoup des personnages de notre livre, surtout dans l'entourage de Yékini qui était notre fil conducteur. Il est très timide et pudique et plutôt que de parler de lui, il nous a invités à rencontrer ses proches, ses amis, sur les lieux de son enfance.
Nous avons également assisté à des « mbapatt », des tournois organisés entre jeunes lutteurs talentueux mais moins connus, nous sommes allés dans plusieurs écoles de lutte, avons discuté avec les fans (c'est à dire à peu près tous les Sénégalais), à Dakar et dans des quartiers plus défavorisés comme Guediawaye.
Ensuite, comme les lutteurs dont nous parlons sont hyper connus, ce sont les articles (certains font une analyse très poussée, d'autres sont plus près des commérages) dans la presse et sur internet qui nous ont donné des compléments d'information sur leur vie, leurs liens avec la politique, le business, les traditions, etc.

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©Lisa Lugrin et Clément Xavier/Flblb

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Est-ce qu'il y a des œuvres qui vous inspirent dans votre façon de concevoir la bande dessinée ?
Les auteurs : L'idée d'une construction en séquences nous est venue d'une lecture : Le Visiteur du sud de Oh Yeong Jin, un livre sur la Corée du Nord publié par Flblb.
Le travail en roman photo de Jean Teulé est absolument fondamental pour nous. Dans Gens de France et d'ailleurs, publié par Ego comme X, Teulé a également signé dans les années 80 un irrésistible reportage intitulé Dakar fo doule, sur la lutte Sénégalaise.
Et enfin, les films de Jean Rouch. Dans Moi un noir, il filme des ivoiriens puis, comme les caméras n'avaient pas encore le son intégré, leur diffuse les images en leur proposant d'inventer un doublage. Ce faisant il parvient à rendre compte du réel comme personne, c'est à dire à lui rendre toute la dimension imaginaire qui le constitue. Il le fera également de façon beaucoup plus politique, dans Les Maîtres fous.

 

Il y a l'un parmi vous, Clément Xavier, qui est un Marseillais né au Mozambique. Est-ce que votre histoire personnelle vous a lié plus intimement avec votre aventure au Sénégal ? Quelles impressions avez-vous eu de ce pays ?
Les auteurs : Nous voyageons depuis longtemps en Afrique. Après le Mozambique, Clément a vécu à Gao, au Mali, un pays fabuleux dans lequel nous avons eu la chance de retourner avant les terribles évènements auquel il est confronté. Plus jeune il avait également fait un stage dans une société de production cinématographique au Burkina Faso. Ses parents travaillaient dans l'humanitaire et ont vécu cinq ans au Sénégal, qui nous a semblé être un pays incroyablement développé selon les critères européens (activité bouillonnante à Dakar,  buildings dignes d'une mégalopole...).
C'est très étrange car certains Européens pensent que « L'Afrique n'est pas encore entrée dans l'histoire ». L'impression que nous avons eu en visitant ces quelques pays est totalement inverse : ils ont une bonne avance sur nous. Ils ont été victimes des mêmes mécanismes que ceux que nous commençons à subir aujourd'hui en Europe (spirale de l'endettement et de l'austérité imposée, politique dictée par les marchés financiers et des instances telles que le FMI, privatisations massives et corruption). Ils ont su développer, en cachette presque, une société d'entraide extrêmement vigoureuse.
Beaucoup sont pauvres et partagent le peu qu'ils ont, ce qui ne les aide pas à s'enrichir individuellement. Mais les vieilles personnes obligées de mendier, les bébés dans la rue avec leurs mères hagardes et affamées, c'est en France que nous les voyons, pas en Afrique.

 

Vous travaillez ensemble depuis des années. Cette fois-ci, la première fois sur un album BD qui compte 400 pages, comment avez-vous partagé le travail d'écriture et de dessin de l'album ?
Les auteurs : Lisa dessine et Clément écrit l'histoire. Cette répartition est cependant mouvante, Lisa intervient dans le scénario et Clément propose des découpages (brouillon des cases). Dans d'autres projets, nous dessinons et écrivons l'histoire à deux, mais une répartition plus claire nous semblait nécessaire pour ce long récit.

 

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Extrait de l'un des combats les plus marquants de Yekini

 

Comment est venue l’idée d’intégrer des documents photos, coupures de journaux, etc ?
Les auteurs : Les photographies sont en couleur alors que le dessin est en noir et blanc pour qu'elles procurent un effet de réel dans la fiction. Elles aident également à donner un rythme au récit.
Nous avions pris beaucoup de photos au Sénégal car nous étions fascinés par les dessins qu'on y trouve à chaque coin de rue. En revoyant ces photos, la carrure des lutteurs, l'ambiance des rues et des combats, on s'est dit que décidément la réalité dépassait la fiction et qu'il pouvait être intéressant de les partager avec le lecteur.
Concernant les coupures de journaux, au Sénégal on trouve énormément de petits kiosques qui proposent des journaux à parution quotidienne sur la lutte. Ce sont des journaux de potins sur les acteurs du monde de l'arène (les lutteurs, les promoteurs, etc). Les unes de journaux dans Yékini s'inspirent de ces quotidiens. Le titre a été changé et fait référence à Voici, pour que le lecteur Français sache tout de suite dans quel registre elles s'inscrivent.

 

Le 42e Festival d'Angoulême vous a remis le Prix Révélation. Qu'est-ce que ça signifie pour vous ? Quelle est la suite de vos projets ?
Les auteurs : Que Yékini soit retenu dans la sélection officielle était déjà incroyable. Alors le Prix Révélation, c'était de l'ordre de l'inimaginable. Nous n'avons d'ailleurs toujours pas réalisé ! On a eu énormément de chance et on est également ravis pour les éditions Flblb qui nous ont fait confiance et nous ont accompagnés tout au long du projet. Ils poursuivent ce travail avec d'autres jeunes auteurs, c'est quelque chose de précieux.
Pour nous ça signifie un formidable encouragement. Et c'est aussi une récompense pour nos proches qui nous ont soutenus, ça n'a pas toujours été facile pour eux.
Tout s'est enchainé très vite car après le prix révélation, Yékini a décroché le prix des lycéens et apprentis d'île de France, avec des superbes rencontres à la clé, que ce soit avec des enseignants ou leurs élèves. Yékini nous a permis d'échanger, de rencontrer, de discuter et c'est formidable surtout après avoir travaillé comme des moines bénédictins pendant si longtemps dessus.
Actuellement nous réalisons une bande dessinée sur les mémoires de Géronimo, qui paraitra aux éditions Delcourt. Nous sommes partis sur ses traces aux Etats-Unis, sur ses lieux de vie et dans une réserve où nous avons rencontré des descendants de Géronimo et des Apaches Chiricahuas.

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Lisez un extrait de Yékini, les roi des arènes

 

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