Masterclass avec Eiji Otsuka : « dessiner un manga, c'est faire du cinéma »

Le samedi 31 janvier 2015 à 10h37

Le mangaka japonais Eiji Otsuka animait jeudi et vendredi une masterclass passionnante, dans le cadre du 42e festival d'Angoulême. Il a axé son propos sur le découpage et le cadrage, faisant un parallèle permanent entre films et mangas.

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Les mangas, c'est du cinéma
Ils sont 22 participants, passionnés de dessins, étudiants, voire même semi-professionnels, venus assister à la première partie de la masterclass de Sensei Otsuka ce jeudi. Et pendant 1h30, ils vont entendre parler de... cinéma.

« Ce que je veux vous faire comprendre, c'est que dessiner du manga, ce n'est pas que dessiner des personnages dans un style manga », explique le maître. « C'est surtout utiliser toutes les techniques cinématographiques. Ça s'apparente beaucoup à réaliser un film, en fait. Un bon manga ressemble beaucoup à un storyboard de film. Il faut faire extrêmement attention aux cadrages et aux plans, pour avoir une narration dynamique. »

Histoire de l'art
La masterclass commence par un cours d'histoire de l'Art, avec des estampes japonaises du 12siècle difficilement lisibles aujourd'hui. « On ne sait plus comprendre ce qui est raconté dans ce genre d'image », explique Eiji Otsuka. « Un exercice que je fais parfois faire à mes élèves, c'est de prendre ces estampes, et de les transformer en manga. » Otsuka montre également les planches de ce qui est considéré comme le premier manga moderne : La nouvelle île au trésor, publié au Japon en 1947. « Ce manga est un très bon exemple. »
 

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Image et texte
« Dans le manga japonais, il y a deux principaux styles. Si je vous parle de shonen, de shojo, de seinen, vous savez ce que c'est. Mais la vraie distinction, elle se fait entre les mangas qui utilisent des monologues, et ceux qui ne le font pas. Il y a des mangas où le texte est très important. Mais c'est presque de la littérature. On retrouve ça surtout dans les shojo. Et c'est souvent fait par des auteurs qui sont aussi romanciers. Les mangas qui utilisent moins de texte doivent avoir une narration beaucoup plus cinématographique, pour être lisibles. »

 

Plans et effets d'objectifs
« Il faut connaître les différents plans, et savoir comment les utiliser. On ne fait pas un plan en pied pour les mêmes raisons qu'un gros plan, on ne place pas sa caméra n'importe où... Et on peut même aller plus loin : dans le vrai cinéma, on utilise différents objectifs pour créer différents effets. Certains mangakas s'amusent à essayer de transposer ces effets d'objectifs dans leurs mangas, en imitant des fish-eyes, par exemple. »

 

Règle des tiers
« On décompose toujours un plan, une image, une case, en trois tiers égaux, et on place ses éléments en fonction de cela. [C'est la fameuse règle des tiers, utilisée en cinéma, en photographie...] Il faut apprendre à placer ses éléments, ses personnages, en fonction de ces règles. On peut aussi couper ses images en deux moitiés, mais il faut connaître les effets que cela fait. Quand vous placez un personnage au milieu d'une case horizontale, ça arrête la lecture. Si on fait cela tout le temps, ça bloque le lecteur à chaque case. On trouve beaucoup cela dans les mangas pour enfants, parce que les enfants lisent très lentement. Ça les encourage à passer plus de temps sur chaque case. Mais si on s'adresse à un public plus âgé, il faut se remettre dans l'idée que l'on fait un film, parce qu'on ne veut pas que le lecteur s'arrête sur chaque case. On veut que les effets cinématographiques facilitent la lecture. Sauf si on veut que le lecteur s'arrête sur une information importante : dans ce cas, on la place au centre de l'image. »

 

Disposition des cases dans une double page
« Voici les trois cases les plus importantes dans une double page manga :
 

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Je parle beaucoup de cinéma. Mais le support du manga, ça reste un livre. Dans un film, il est impossible de voir plusieurs plans en même temps. Alors que dans un manga, on a plusieurs cases sous les yeux. De façon subconsciente, quand on tourne une page, on triche toujours, on regarde la page de gauche avant celle de rite [Ou celle de droite avant celle de gauche si c'est un manga publié dans le sens occidental et pas dans le sens japonais]. Mais du coup, le mangaka peut apprendre à utiliser cela, en plaçant des éléments clés sur certaines cases qui seront inconsciemment relues deux fois. Ça aide le lecteur à comprendre l'enchaînement des événements. »

 

Montrer des sentiments juste avec des images
« Dans les premiers comics américains, on ne voit pas Superman pleurer, ou Mickey qui tente de s'ouvrir les veines. C'est beaucoup plus courant dans les mangas, où on montre l'état de trouble des personnages. Les personnages des mangas japonais passent leur temps déprimés, à se poser des questions... C'est l'une des particularités du manga japonais. En cela, le manga ressemble beaucoup plus au cinéma français qu'au cinéma hollywoodien : il parle beaucoup des émotions des personnages, de leur état psychologique, de leurs sentiments. Comme dans les films français, on essaye de montrer ces émotions, mais sans passer par les mots. Juste avec les images. »

 

Exercice de découpage
À la fin de la première session, Otsuka donne son exercice, à faire pour le demain : dessiner le storyboard d'une scène de séparation, à partir d'un extrait de scénario du manga Ryûjn-numa.

« Votre capacité artistique ne sera pas jugée ici », rappelle-t-il. « Ce qui comptera, ce sera la forme de chaque case, la disposition des personnages, du décor... Et aussi la façon dont vous aurez placé chaque plan au sein de la page. Ce que je vous demande, c'est de créer un film dans votre tête, et de le reproduire case par case. Essayez d'exprimer les états d'esprit des personnages dans votre storyboard. Imaginez-vous dans la peau d'un réalisateur. Chacun des personnages devient un acteur. Et réfléchissez à toute la composition de la page. Et n'oubliez pas non plus qu'il faut faire cela avec un sens de lecture japonais : commencez à droite ! »

 

Corrigés de l'exercice
Deuxième journée. Une dizaine de personnes a fait le devoir. Les assistants d'Otsuka corrigent les copies, donnent des conseils en terme de composition, de disposition des cases, montrent comment donner du dynamisme à un gros plan en variant juste un peu la position des pieds, coupent un plan superflu, changent l'ordre des événements, la taille des personnages dans la vignette, cherchent à ramener les expressions au premier plan... Et prouvent, exemple à l'appui, qu'il faut parfois très peu de choses pour améliorer drastiquement une narration.