Tardi et la grande guerre

L’exposition phare du 41e Festival est aussi un événement d’actualité : Tardi et la Grande Guerre donne le coup d’envoi des commémorations du centenaire de 14-18, tout en célébrant l’un des plus grands auteurs de la bande dessinée contemporaine.

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© JacquesTardi - Casterman

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Hanté depuis toujours, à travers son histoire familiale et son parcours d’artiste, par la dimension effroyable de la Guerre de 1914 – 1918, cette « Grande Guerre » qui devait être la « Der des der » pour tout ceux qui l’avaient vécue dans leur chair ou même seulement approchée, Jacques Tardi a commencé voilà presque quarante ans à en faire la matière d’une partie significative de son oeuvre. Son intérêt pour le sujet ne s’est jamais démenti depuis. Unanimement salués par les historiens pour la justesse du témoignage et la rigueur de la représentation, ses albums C’était la guerre des tranchées ou plus récemment Putain de guerre ! avec Jean-Pierre Verney, consacrés par un très large public, font aujourd’hui figure de repères majeurs de la bande dessinée d’expression française.

De nombreux autres ouvrages de Tardi, tout au long de son itinéraire d’auteur, font également référence de manière plus lapidaire ou fugace à la Première Guerre mondiale – sans oublier les nombreuses illustrations qu’il a consacrées à ce sujet au fil des années.

Ambitieuse par son propos comme par la quantité de documents originaux auxquels le public pourra ainsi avoir accès, l’exposition monographique que présente le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême explore l’univers de la Grande Guerre tel que l’a observé et raconté Jacques Tardi. Inaugurée fin janvier 2014 dans le cadre de sa 41e édition, cette grande exposition lance symboliquement les commémorations du centenaire de la Guerre 1914 - 1918.

La Première Guerre mondiale est présente dans l’oeuvre de Jacques Tardi depuis les origines, ou peu s’en faut. Le dessinateur, amusé et narquois, se souvient encore d’un récit court sur ce thème proposé il y a bien longtemps à René Goscinny, à l’époque héroïque de l’hebdomadaire Pilote, et refusé par ce dernier au motif que l’évocation qu’y faisait Tardi des militaires, évidemment peu flatteuse, aurait été « démoralisante » pour le jeune lectorat du magazine comme pour les adultes chargés de son éducation…

 

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© JacquesTardi - Casterman

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Qu’à cela ne tienne, à peine Tardi a-t-il pris le large, assoiffé d’indépendance, qu’il remet le sujet sur le métier. Ce sera La Véritable histoire du soldat inconnu (1974), évocation grinçante des derniers instants de conscience tourmentée d’un écrivain médiocre appelé à devenir, bien malgré lui, le tout dernier mort du conflit. La Grande Guerre, encore, rode aussi en lisière des Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, la série d’inspiration feuilletonesque que Tardi entreprend au milieu des années 70 chez Casterman et qu’il fait évoluer au coeur de la Belle Époque, juste avant que n’éclate la grande boucherie. Mais c’est à compter des années 80 que Tardi va véritablement se consacrer à la Première Guerre mondiale, s’y immerger, pourrait- on dire. Quelque temps après avoir fait paraître La Fleur au fusil, récit court en forme de tour de chauffe où il transforme le héros de ses débuts, Lucien Brindavoine, en poilu réfractaire à l’absurdité du conflit, le dessinateur commence à signer dans le périodique (À Suivre), à compter du numéro 50 de mars 1982, les différentes chroniques des combats qui constitueront la matière de C’était la guerre des tranchées.

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Constitué d’épisodes courts sans lien direct les uns avec les autres, ce travail d’archiviste de la Grande Guerre, au plus près du quotidien des soldats et de l’épouvantable réalité des tranchées, est d’abord publié par le magazine de manière sporadique, au rythme de l’emploi du temps d’un Tardi mobilisé par ailleurs par Adèle, par les aventures de son nouveau personnage Nestor Burma et bientôt par le polar qu’il entreprend avec Benjamin Legrand, Tueur de cafards. Les parutions à la périodicité aléatoire s’étireront ainsi pendant près de dix ans, jusqu’à la publication en 1993 de ces récits en recueil, précédés d’une histoire courte également inspirée par la Grande Guerre, Le Trou d’obus, et initialement publiée en 1984 à l’Imagerie d’Épinal. Discrètement nourri en coulisses, déjà, par les archives, documents, photos et innombrables objets fournis à Tardi par son ami de toujours l’historien Jean-Pierre Verney, C’était la guerre des tranchées fait immédiatement figure de livre-somme, et éclipse par son intensité, sa rigueur et sa virtuosité graphique tout ce qui s’est publié en bande dessinée auparavant sur le même sujet.

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On pourrait croire, dès lors, que Tardi a finalement épuisé le sujet qui le hante et l’obsède depuis si longtemps. Ce serait méconnaître la profondeur de l’horreur qu’il lui inspire, comme de l’indignation qui ne l’a jamais quitté. La Grande Guerre et sa mémoire sont indicibles, surtout pour ceux qui comme le dessinateur font l’effort difficile de les regarder à hauteur d’homme, et à ce titre réclament, exigent peut-être, qu’on en questionne inlassablement les ressorts sordides, les tragédies intimes des milliers de fois reproduites, les détails insoutenables et pourtant si réels, la vérité essentielle – mais est-il au fond possible de la cerner ? Après avoir rappelé de loin en loin, au fil des années, que son intérêt pour 14-18 ne l’avait pas quitté (par exemple avec les images qui ouvrent son impressionnant travail d’illustration de Voyage au bout de la nuit à la fin de la décennie 80, ou plus tard avec Varlot soldat adapté d’un texte de l’écrivain Didier Daeninckx), Tardi y revient avec force à la fin des années 2000. Ce sera Putain de guerre !, chronique scrupuleuse et chronologique de la Grande Guerre et de ses prolongements, jusqu’en 1919, publiée en deux volumes chez l’éditeur de référence de Tardi, Casterman, en 2008 et 2009. Quoique présente à travers le parcours de son narrateur, un ouvrier tourneur parisien qui traverse miraculeusement, non sans y laisser un bras, la quasi-totalité des combats majeurs des quatre années de conflit, la fiction y est presque accessoire, tant le livre privilégie l’empreinte des faits historiques. Ce qui explique sans doute que l’historien Jean-Pierre Verney, cette fois, cosigne l’ensemble de Putain de guerre !, avec un solide corpus de textes qui ponctuent chacune des années ainsi évoquées.

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© JacquesTardi - Casterman

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Peu de temps après avoir achevé cette nouvelle somme, qui suscite à la fois l’admiration unanime des professionnels de l’histoire et l’adhésion d’un très large public, Tardi réalise avec sa femme la chanteuse Dominique Grange (et la complicité pour les textes du même Jean-Pierre Verney) un livre-disque également consacré à la Grande Guerre, Des lendemains qui saignent. Une autre manière de dire l’effroi et la révolte que continue à susciter cette tragédie absolue, à un siècle de distance.

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© JacquesTardi - Casterman

Sobrement scénographiée sur une surface de quelque 600 m2, c’est bien sûr l’oeuvre de Tardi lui-même qui constitue la matière première de l’exposition présentée par le Festival : ses planches, ses dessins, ses illustrations, ses croquis, etc. Pour ce qui concerne la bande dessinée proprement dite, l’exposition est adossée aux deux ouvrages majeurs consacrés à la Première Guerre mondiale : Putain de guerre ! tout d’abord pour la partie inaugurale du parcours de l’expo, avec pour la première fois rassemblée dans un même lieu l’intégralité de ses dessins originaux et mises en couleur, suivis d’une sélection de planches de C’était la guerre des tranchées. Ponctuée par un îlot audiovisuel, une troisième partie de l’exposition met en lumière le travail d’illustrateur de Tardi sur la Grande Guerre, que ce soit avec les images conçues pour le recueil de chansons Des lendemains qui saignent avec Dominique Grange, ou avec une large sélection de dessins réalisés au fil des années pour la presse et l’édition. Exposition monographique d’envergure, la première à parcourir ce versant clé d’une création majeure de la bande dessinée contemporaine, « Tardi et la Grande Guerre » marque ainsi symboliquement l’amorce des commémorations du centenaire de 1914 - 1918, tout en fêtant le retour à Angoulême de l’oeuvre d’un maître, naguère lauréat du Grand Prix du Festival, en 1985.
 

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Exposition Tardi et la Grande Guerre
Site Castro, 121, rue de Bordeaux • du jeudi 30 janvier au dimanche 2 février 2014, 10 h/19 h
Production : 9eArt+ Commissariat : Nicolas Finet et Jean-Pierre Verney
Scénographie : Mélanie Claude