INTERVIEW DE RICHARD CORBEN

Le mardi 23 janvier 2018 à 11h09

Interviews des trois auteurs en lice pour le Grand Prix 2018. Le nom de l'auteur élu sera connu le mercredi 24 janvier lors de la Cérémonie d'Ouverture.

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Stéphane Beaujean (directeur artistique du Festival), Frédéric Poincelet, Franck Biancarelli et Matthias Lehmann (auteurs de bandes dessinées) ont interviewé les trois potentiels lauréats à plusieurs occasions.

 

Richard Corben

Interview réalisée par Frédéric Poincelet et Stephane Beaujean au printemps 2013 pour le magazine Kaboom.

La plupart des livres de Richard Corben les plus récents sont disponibles aux éditions Delirium, et certains un peu plus anciens aux éditions Toth.

 

Puissance du dessin : votre dessin semble surgir formé, dès sa naissance. Même si, de par sa pratique, il se transforme, évolue, mute. Il ne subit aucune altération non interne, il suit, bien sûr, vos perpétuelles recherches techniques, mais il reste lui. Au lieu de s’asphyxier, voir s’épuiser, comme très souvent chez les dessinateurs, il s’enrichit de lui-même, il dévore tout ce qu’il touche. Quel a été votre déclencheur, ce qui a fait que le dessin est devenu une évidence chez vous ?

Richard Corben : J’ai toujours dessiné, avant même d’aller à l’école. Le dessin m’est toujours apparu plus spontané que l’écriture. Non pas que je me sente plus doué, mais plus à l’aise. C’est la manière la plus naturelle que j’ai de m’exprimer. Les variations esthétiques de ma carrière naissent, non pas d’un processus intellectuel ou d’une réflexion esthétique d’artiste, mais de mes évolutions personnelles. Mon dessin mue pour épouser mes changements de points de vue, et j’ai bien du mal à en extraire une analyse. Seul mon objectif, peut-être, reste constant : la recherche d’un mélange de simplicité et d’intelligibilité, teinté parfois de subtilités. Et autour de cette direction, mon dessin évolue à mesure que mes idées mûrissent. C’est un mouvement perpétuel instinctif.

 

Dessin monde : Par raccourci historique, on vous place, à vos débuts, dans l’underground, mais c’est pour moi une erreur due un rapide amalgame, car vos préoccupations sont tout autre. Le dessin de ces auteurs underground soutient un fond social, alors que le vôtre, dès ses origines est un dessin monde. Son projet serait davantage d’intégrer le monde au vôtre, plutôt que de montrer le monde. Quels que soient les domaines abordés, dans vos histoires ou dans celles de vos collaborateurs, votre dessin habite littéralement la narration. Chose étonnante, car la surenchère technique ou les effets, que l’on pourrait vous accuser de ne pas ménager, nuisent bien souvent à la narration, chez vous rien de cela. Au contraire, chacun se nourrit de l’autre, créant, de par cette chimie étonnante, un plaisir et une fluidité de lecture rare. Pouvez-vous nous parler des liens que vous tissez entre dessin et narration ?

R.C. : Je pense que nous subissons tous en bas âge l’influence prépondérante de l’image. Livres, bandes dessinées, mais plus encore cinéma et vidéo. Et en fonction de l’interprétation de ces images primaires, nous nous construisons un sens du récit en images, une narration visuelle. Cette décomposition de la narration en images est instinctive, assimilée chez l’enfant avant même l’apprentissage de l’écriture. Et dans certains cas, probablement comme le mien, cette influence primaire des images s’avère si puissante qu’elle installe à jamais les bases d’un mode naturel et dominant de communication. L’image pour moi, sous toutes ces formes, est vectrice d’histoires et narrations. Mes dessins traduisent ainsi ma logique, tout du moins narrative. Quand je dis logique, il ne faudrait pas non plus que je modère l’influence de mes émotions dans la construction de ces images.

 

Expérimentation : Comment abordez-vous, intégrez-vous, les phases, les sautes techniques dans votre travail. Les projets en sont-ils les moteurs ou ces projets suivent-ils ces besoins d’aller plus loin graphiquement. Comment vit-on dans une carrière aussi riche que la vôtre les moments de grâce devant les territoires qui s’ouvrent, comment intégrer l’acquis de ces moments-là, tout en se renouvelant comme vous le faites en permanence.

R.C. : J’approche chacun de mes projets avec la même attitude. En revanche, mon inspiration et mes sentiments varient. Ce sont eux qui guident mon trait. Il suffit qu’un détail dans un script me paraisse original pour que mon excitation m’incite à la matérialiser en une esthétique harmonieuse qui va l’intensifier, la clarifier, et ajouter à sa cohérence. C’est souvent l’histoire qui m’indique la route esthétique à emprunter. Ça peut se concevoir par un trait particulier, un travail d’ambiance, ou même une gamme colorée.

 

Intellect : Votre œuvre est remarquablement physique, incarnée. Le dessin est souvent par essence même, un acte que l’on peut qualifier de geste. Étonnamment, votre approche de l’original en tant qu’objet est remarquablement intellectualisée, dématérialisée avant l’heure. Dès les années 70, vous mettez en place un système de mise en couleur, fractionnant la conception de l’original en quatre films noir et blanc qui créeront à l’impression la planche peinte. Outre la prouesse intellectuelle de penser ainsi mentalement une planche, était-ce pour vous une contrainte lourde ou un challenge intellectuel à relever, tous comme lorsque vous décidez de ne plus travailler qu’à l’ordinateur à l’époque de Horror in the dark. Quelle importance donnez-vous à ces refontes de votre travail et à l’original dessiné ou délaissé ?

R.C. : Dans mon cas, c’est l’expérience personnelle qui dicte la conscience artistique. Les imprévus, les accidents, ont ouvert paradoxalement sur des découvertes et des révélations. Ainsi, ma technique de mise en couleurs des années 80 était purement pragmatique et élaborée en réaction à des besoins techniques. Je voulais réaliser des bandes dessinées en couleurs, mais mon éditeur n’avait pas les moyens de s’équiper d’une de ces machines de séparation photo mécanique utilisées à l’époque. Alors j’ai acheté un agrandisseur photographique capable de produire des négatifs de grande taille et avec lequel je déclinais le même dessin quatre fois, pour chacune des couleurs utilisées en impression, le cyan, le magenta, le jaune, et le noir. J’ai utilisé cette technique quelque temps, avant de penser à quelques raffinements, où je pourrais, non pas assembler quatre dessins, mais superposer trois calques, un cyan, un jaune, un magenta, par-dessus un dessin en nuances de gris. La superposition par transparence des quatre couches finissait par ressembler aux techniques de sérigraphie et lithographie. Une forme de quadrichromie expérimentale et manuelle. La méthode fonctionnait la plupart du temps, malgré mes difficultés manuelles à superposer parfaitement les calques. Cela constituait indubitablement un challenge technique, mais depuis l’apparition de l’ordinateur, je ne me vois clairement pas revenir à cette technique.

 

Trait/couleur : Votre travail couleur est la partie émergée de l’iceberg qu’est votre œuvre. Depuis très longtemps vous cultivez en parallèle un travail noir et blanc, très en contraste, lumière et ombre mangeant et sculptant souvent l’image, dans un dessin remarquablement précis, méticuleux ou vous développez volontiers davantage le grotesque, la caricature. De récits courts comme Rex 'n' Me ou Infected, jusqu’à des sommets comme Vic and Blood, ou mixé avec quelques effets de gris informatique (Ragemoor), ce dessin vous suit maintenant depuis quelques années et on le retrouve dans vos travaux pour Marvel, DC ou Dark Horse. Le trait en étant la matière première, trouvez-vous que ce trait-écriture correspond mieux à la forme de littérature qu’est la bande dessinée ? Ou est-ce une écriture que vous avez adoptée pour des questions impératives d’efficacité dues au marché du comics ?

R.C. : J’entrevois la bande dessinée comme un média qui peut énoncer son propos à travers une multitude d’outils de langage, que ce soit un choix particulier d’agencement ou de forme des lignes, des variations de nuances et de dégradés de gris, ou dans ses gammes chromatiques. Il n’y a ni règle ni hiérarchisation. En revanche, alors que l’artiste regarde cette palette de choix comme des possibilités d’expression artistiques, l’éditeur, lui, y voit au contraire des choix commerciaux et des publics visés. Le noir et blanc lui sera préféré pour ses faibles coûts de fabrication et ses risques financiers modérés, la couleur pour toucher une plus large audience, car nombre de lecteurs ne jettent pas même un coup d’œil sur le noir et blanc.
Dans le cas de
Ragemoor, j’avais, dès les prémices, décidé de faire cet album en nuances de gris. J’avais vraiment besoin de ce sentiment que seule cette esthétique particulière peut créer. Mais les éditions Dark Horse insistaient pour que je le réalise en couleurs ; le noir et blanc se vend mal chez eux. Mais j’étais arc-bouté sur ma vision artistique et prêt à annuler le projet si je ne pouvais pas le réaliser dans les conditions que je m’étais fixées. Ils ont plié et le livre a connu un échec commercial. C’est ainsi. Dessinateurs et scénaristes n’ont, d’ordinaire, jamais le dernier mot face à la prévalence des choix commerciaux sur l’artistique. Mais j’en étais arrivé à un point de ma carrière où je ne voulais plus jamais transiger avec ma vision créative.

 

Toujours plus loin : Ragemoor qui de prime abord ne semble pas comporter de nouvel apport remarquable dans votre manière actuelle, importe une fois de plus chez vous, et c’est là ce qu’il y a de remarquable dans ce travail récent, matière à creuser votre œuvre. Non seulement graphiquement, mais aussi narrativement. La modélisation numérique dont vous vous êtes servi pour créer le château, personnage central de ce récit, vous a permis de l’incarner véritablement. Vous ne vous en servez aucunement comme matière première intégrée à vos planches, mais comme source documentaire à l’élaboration de votre dessin, votre récit y gagnant dans le grandiose de son décor. Encore une fois, je m’interroge sur les domaines expérimentaux que vous abordez sans cesse, sur la mise en œuvre de ces moyens, et leur application, qui ressemble pour moi à une manière de nourrir toujours et encore votre dessin afin qu’il reste vivace. Pouvez-vous nous parler des intentions que vous mettez dans ce type de recherches ?

R.C. : Chacun de mes livres doit justifier d’au moins un défi graphique. Ou de quelque chose que je ne peux concrétiser sans un surcoût de sueur et de travail. Rien n’est plus naturel pour le dessinateur que de chercher autour de lui des solutions et des outils capables de l’aider à réaliser son projet. Et dans ce registre, je crois qu’on n’a pas encore fait rupture plus radicale que l’apparition de l’ordinateur. Pour un artiste comme moi qui dessinait avant son apparition, je peux vous dire que personne n’aurait pu imaginer un outil capable de vous faciliter la vie à ce point. Des années durant, je me suis vu dresser des plans d’architecte d’intérieur sur le papier, bourré d’indications, afin de conserver une parfaite cohérence géographique lors du passage d’une case à l’autre, alors que le personnage se déplace dans l’environnement d’une salle. J’ai parfois même poussé cette logique jusqu’à construire des maquettes miniatures, afin d’avoir également des références sur le volume, que je photographiais sous différents angles de vue afin de choisir au mieux la plongée ou la contre-plongée qui met en valeur le récit. Je ne vous dis pas comment l’apparition de logiciel de modélisation en 3D a changé ce travail. Non seulement il propose un gain de temps énorme sur la modélisation et les prises de vue grâce aux caméras virtuelles, mais il permet également de simuler l’éclairage, d’en extraire une image qui servira de base parfaitement réaliste en termes de lumière et de volume pour réaliser son dessin.

 

Jubilation :Vous travaillez depuis maintenant presque 15 ans pour des éditeurs mainstream. J’aimerais connaître l’histoire de ce passage, raisons économiques, sollicitations, amitiés… Hard Time me semble un titre clef de ce passage au mainstream, presque, en douceur par rapport aux titres qui suivront, réellement plus marqués comme Banner ou Cage. Quelle en est votre approche, comment ressentez-vous ce travail, comment l’intégrez-vous à votre propos ? Je vois dans votre dessin pour Banner, Cage ou Bigfoot, une grande jubilation, une très grande beauté dans l’outrance maniériste employée dans ces titres. Dans quel état d’esprit dessinez-vous ces projets ?

R.C. : Je dois confesser que ma conversion aux comics grand public s’est faite à un moment de ma carrière où je n’avais plus de succès. Ma propre maison d’édition, Fantagor Press, partait en banqueroute et je n’avais plus aucune ressource pour subvenir à ma famille. Mon premier pas dans la bande dessinée dite grand public s’est fait sur l’invitation de Mark Chiarello, que je remercie, pour participer au projet Batman noir et blanc, une compilation de courtes nouvelles en hommage à Batman et réalisées par les plus grandes célébrités de la bande dessinée mondiale. Ensuite, j’ai enchaîné pour des histoires sans superhéros pour Vertigo, et puis j’ai rebondi d’un projet à un autre. Au bout d’un moment, je dois reconnaître que mon style n’est pas très adapté à ce registre. Mais j’étais très content de pouvoir m’appuyer sur cette ressource et compter sur la gentillesse de certains éditeurs alors que j’étais en difficulté.

 

Originaux : J’aimerais vous questionner sur votre rapport à l’original, à la planche originale. Comme vous dématérialisez beaucoup par la fragmentation que vos procédés génèrent, que reste-t-il de la planche originale ? Quel rapport entretenez-vous avec vos originaux, avec ce patrimoine, l’exposition, la vente, voire la conservation ? Cela vous pose-t-il question ?

R.C. : Au début de ma carrière, je pensais qu’il me fallait utiliser toutes les ressources à ma disposition pour produire un dessin de qualité. Un dessin basique ou simple ne pouvait en aucun cas me convenir. Si j’entrapercevais le moyen de modifier l’ensemble en y apportant de petites modifications tel des collages ou d’autres expériences, je le faisais. Ainsi, lorsque je me suis retrouvé à travailler sur la fabrication et la mise en page à l’aide de machine de reprographie et d’imprimerie, j’y ai vu le moyen de détourner ces appareils pour enrichir mon dessin. Je dois admettre que beaucoup de ces expériences en territoires inconnus se sont finalement retournées contre moi. Et que souvent, j’aurais dû, comme nombre de dessinateurs, m’en tenir à l’étape du dessin sur la feuille de papier et laisser la réalisation des autres procédés à des experts. D’autant plus que, depuis que les planches originales s’exposent et se vendent, ces techniques de mise en couleurs posent encore plus problème. Les originaux sont fragmentés en plusieurs couches limitant grandement leur valeur en tant que pièce de collection.

 

Edgar Allan Poe : Certaines de vos adaptations d’Edgar Allan Poe sont devenues, de par la manière dont vous les avez incarnées, des classiques du genre. Les plus anciennes remontent à presque 40 ans. Mais régulièrement vous y revenez, comme à une source d’inspiration sans limites, changeant, sur un même texte, d’un travail à l’autre, radicalement d’optique. Pouvez-vous nous parler de vous et de Poe, de ce qui motive chez vous ces aller-retour, d’autant plus que vient de sortir chez Dark Horse The Fall of the House of Usher ?

R.C. : Je me passionne pour le travail de Poe depuis que je l’ai découvert adolescent. Son travail se suffit à lui-même et se passerait très bien d’adaptation. J’ai moi-même commencé à adapter mes œuvres préférées en réaction à ce qui se faisait sur les autres médias et aux libertés prises par rapport aux romans originaux. Ces grosses productions s’appuient sur la notoriété du titre et du nom d’auteur sans respect. Par exemple, Roger Corman et Richard Matheson ont transformé La chute de la maison Usher en un mélodrame débile en essayant de rationaliser les événements paranormaux afin de les rendre intelligibles pour le plus simplet des publics. Et c’est le sort réservé à la plupart des adaptations de Poe. Je pensais, pour ma part, réaliser un travail plus respectueux. Mais, rétrospectivement, c’était une erreur de jugement. Toute tentative d’offrir une explication acceptable aux événements ou aux motivations des protagonistes conduit le plus souvent à la trahison. Même amplifier un événement, ajouter un arrière-plan ou un contexte, relève de l’échec. Et pourtant les intrigues originales m’inspirent toujours et m’incitent à l’imiter. Je crois qu’Alberto Breccia a dit : « Adapter est, pour moi, un moyen de payer mon tribut à la littérature. Je le dis humblement : il est même possible qu’au lieu de payer mon tribut, ma réussite doive tout au pillage. » Dans mon cas, je crois que mes adaptations se limitent qu’à la légère variation autour du même thème. Bien sûr, j’y prends du plaisir et avec un peu de chance elles incitent le lecteur à aller découvrir l’original.

 

Outrances : Les outrances sexuelles qui habitaient Den ont peu à peu disparues de votre travail, choses que l’on comprend parfaitement dans l’évolution d’un artiste, d’autres préoccupations venant. Ces outrances venaient-elles d’envies graphiques et narratives, afin de marquer les archétypes des personnages, leurs symboliques, ou d’ailleurs ? De l’époque ? Y a-t-il encore aujourd’hui la place « éditoriale » pour des œuvres aussi remarquablement différentes ? Est-ce l’œuvre d’un homme et/ou d’une époque, où est-ce que ces « visions » sont de nos jours interdites ? Seriez-vous tenté d’y goûter à nouveau ?

R.C. : Je crois que la nudité et la sexualité outrancières des Den répondaient à l’esprit de rébellion et à la nature hédoniste qui m’animaient à l’époque. Je voulais créer un personnage qui soit le plus épique possible, avec une sexualité plus frontale que tout ce qui avait été fait auparavant en bande dessinée. Ce qui impliquait de bousculer et même outrepasser les limites de l’esprit libertaire de la bande dessinée underground. Cette outrance lui valut apparemment son succès. Mais alors que je prenais beaucoup de plaisir à la dessiner, son écriture posait problème. Ce genre de thème et de sujet continue de susciter les réticences. À ce jour, je n’ai pas l’intention de reprendre ce personnage.

 

Couleurs : Vos nouveaux travaux en couleurs, je parle bien sûr de ceux réalisés par vous, renouent avec le mix que vous faisiez avant l’ère numérique. Entre des parties dessinées, très graphiques et des parties peintes, très colorées. Même si les gammes colorées ont évolué, on retrouve la jubilation de ne pas craindre le mauvais goût que vos travaux mis en couleur par d’autres avaient quelque peu jugulé. On retrouve les territoires que vous seul osez encore affronter. Est-ce un grand plaisir d’avoir cet outil en main et qu’il réponde on ne peut mieux à vos attentes ? Est-ce une jubilation d’ainsi tout maîtriser ?

R.C. : Comme la couleur modifie la perception d’une image, les artistes devraient chercher à la contrôler le plus possible. Mais l’industrie de la bande dessinée américaine préfère répartir chacune des taches et la confier à des spécialistes, car les gains en productivité sont énormes. La plupart des dessinateurs acceptent ainsi ce système qui les condamne à confier la responsabilité de la couleur à un autre tandis qu’ils se focalisent sur le dessin. Mais quelques-uns, comme moi, insistent pour garder le contrôle du plus grand nombre d’étapes possible. Ce qui implique d’en maîtriser les techniques et d’y consacrer le temps nécessaire. Moi ça ne me gênait pas et au contraire j’y prenais beaucoup de plaisir. Avant l’arrivée de l’informatique, je développais mes propres méthodes pour obtenir des effets chromatiques particuliers. De même que d’imprimer des épreuves couleur afin de valider le résultat avant l’impression coûtait une fortune, mais s’avérait indispensable. Et malgré toutes ces mesures de sécurité, parfois le résultat s’avérait catastrophique. Heureusement qu’avec Internet et la mise en couleurs assistée par ordinateur, tout est devenu plus facile d’accès.

 

Beauté et grotesque : Votre dessin, vos aspirations tendent vers deux pôles opposés, la beauté et le grotesque. Je ne sais vers quel enclin naturel vous penchez puisque ces deux pans de votre travail se croisent en permanence. Votre beauté est en permanence souillée par le grotesque et réciproquement, confrontation de corps contradictoire ou création de beauté à partir du laid, vos paysages apocalyptiques sont un exemple d’une grande beauté plastique, ainsi produite. Il y a dernièrement une très belle acmé de cela dans la figure féminine de votre House of Usher. Elle est nue, grotesque, voire laide, tout en étant pure beauté. Et réapparaît ce qui avait quelque peu disparu dans vos travaux récents, le trouble sensuel de cette dualité. Parlez-nous de ce monde d’opposition et de sensualité.

R.C. : Atteindre une certaine beauté a toujours été mon but. Il y a une certaine superficialité dans les canons actuels de beauté qui semble aller au-delà de mon univers. Beaucoup d’artistes relèvent le défi de s’emparer de la laideur ou, disons, de ce qui ne cadre pas avec les standards acceptables, pour en réhabiliter la valeur et rappeler la subjectivité de ces critères. Je ne vais pas rentrer une nouvelle fois dans la théorie du grotesque en Art puisqu’elle a été, je pense, beaucoup trop discutée. Je préfère, pour ma part me référer à la vision de Poe sur le sujet de la beauté. Dans Ligiea, le narrateur décrit sa femme : « Toutefois, bien que je visse que les traits de Ligeia n'étaient pas d'une régularité classique, quoique je sentisse que sa beauté était véritablement exquise et fortement pénétrée de cette étrangeté, je me suis efforcé en vain de découvrir cette irrégularité et de poursuivre jusqu'en son gîte ma perception de l'étrange. » (Traduction de Charles Baudelaire). Plus loin, la description faite de Roderick, et par extension, Madeline, dans La chute de la maison Usher : « Un teint cadavéreux, – un œil large, liquide et lumineux au-delà de toute comparaison, – des lèvres un peu minces et très-pâles, mais d’une courbe merveilleusement belle, – un nez d’un moule hébraïque, très délicat, mais d’une ampleur de narines qui s’accorde rarement avec une pareille forme » (traduction Charles Baudelaire). Pour ma, part j’étudiais ces passages attentivement en essayant de les traduire le plus fidèlement possible en images dans mes adaptations. Probablement sans succès.

 

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