INTERVIEW DE CHRIS WARE

Le mardi 23 janvier 2018 à 11h06

Interviews des trois auteurs en lice pour le Grand Prix 2018. Le nom de l'auteur élu sera connu le mercredi 24 janvier lors de la Cérémonie d'Ouverture.

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Stéphane Beaujean (directeur artistique du Festival), Frédéric Poincelet, Franck Biancarelli et Matthias Lehmann (auteurs de bandes dessinées) ont interviewé les trois potentiels lauréats à plusieurs occasions.

 

Chris Ware

Interview réalisée par Matthias Lehmann en 2012 pour Kaboom.

 

Il m’arrive de faire des dessins que j’ai la naïveté de croire de « pure composition ». Mais dès que je les montre, je suis bien obligé d’admettre qu’ils racontent toujours quelque chose. Croyez-vous qu’il soit possible de faire un dessin « non-narratif » ?

Chris Ware : Bien sûr, le XXe siècle regorge d’exemples. Bien que cela revienne à essayer d’écrire une histoire non narrative ou un mot dénué de sens. Je trouve, ceci dit, plutôt bien que le dessin et la peinture paraissent plus aptes à susciter l’objectivité du créateur. Contrairement à la musique, par exemple, qui semble elle plus habile pour exprimer la subjectivité. Car si je ne vois aucun mal à l’abstraction, et que j’admire une bonne quantité de peintures et de dessins de cette tradition, le fait d’éliminer toute connexion avec le réel dans l’Art visuel me semble comparable au fait d’introduire des sons concrets au sein d’une symphonie (tels des klaxons ou des explosions) : cela peut banaliser cette forme d’expression, la rendre hermétique au lecteur ou spectateur. Ce qui peut être une bonne chose, à condition que ces derniers aiment rester en surface, dans l’interprétation totale.

Si la question porte spécifiquement sur la bande dessinée, je pense que le fait de placer deux images, même totalement abstraites, côte à côte, crée immédiatement une connexion, pas nécessairement d’ordre narratif - ceci dit, pour peu qu’il existe assez de ressemblance entre deux gribouillis, par exemple, ils pourront très bien être lus comme tels. Le cerveau cherchera toujours des connexions et des similitudes. Tout parent qui a un jour donné un crayon à son enfant le sait.

 

Le lecteur de Building stories appréhende le récit par strates successives, l’histoire des personnages s’enrichit au fil des anecdotes (qui peuvent se recouper d’un fascicule à l’autre). Contrairement au lecteur, aviez-vous une vue d’ensemble du récit dès le départ, ou avez-vous avancé dans l’écriture par étapes ?

C.W. : J’avais une cartographie globale, mais la plupart des connexions se sont réalisées durant l’écriture. Je suis toujours surpris de voir comment mon inconscient travaille. Je me suis même retrouvé à m’écrier « Aha ! », me ruer sur mon carnet pour noter ma « trouvaille » avant de réaliser que j’avais déjà noté l’exacte même idée quelques semaines auparavant.

À mon avis, nos esprits sont complètement régis et organisés autour du langage. Et le rôle de l’artiste n’est pas d’imposer un ordre dans ce fonctionnement, mais plutôt de créer des circonstances favorables pour que ce dialogue entre sa pensée et son écriture transparaisse.

Cela étant dit, je ne prétends pas qu’il existe de méthode absolue. Certains planifient tout depuis le départ de façon quasi militaire, d’autres se lancent dans l’inconnu et écrivent au fil de l’inspiration. Je me situe quelque part entre les deux. Je ne vois rien de mal dans le fait d'« avancer pas à pas » puisque, même si vous avez pris des notes et établi un plan jusqu’à la fin du récit, l’écriture progresse par étapes.

D’autant que par la nature même de son langage de dessin et de texte, l’accouchement d’une planche de bande dessinée prend énormément de temps. Ce qui est très utile, car le temps que le dessin et le récit prennent forme, l’auteur est obligé de ralentir son fonctionnement intellectuel. D’autant plus que ses pensées, sa mémoire, aux origines de l’écriture, sont stimulées en retour par les dessins en train de se créer. Et forcément le plan change. Je ne connais vraiment aucun autre médium qui fasse à ce point interagir mémoire visuelle et verbalisation, au point qu’elles s’influencent et se nourrissent mutuellement au cours de l’écriture. La bande dessinée est une forme complètement synthétique qui ne nécessite aucun repérage ou effet spécial, juste l’expérience du dessinateur.

 

Un des aspects nouveaux dans Building Stories (et en tout cas depuis les volumes 18 et 20 de l’Acme Novelty Library) est le fait que vous abordez la sexualité de manière assez frontale. Jusqu’alors le seul endroit où le sujet était abordé aussi crûment était dans vos carnets... Croyez-vous qu’il aura fallu que l’intimité de vos carnets soit étalée au grand jour pour que vous vous sentiez capable d’aborder ce sujet très intime dans vos livres ?

C.W. : C’est possible. En même temps, ce traitement frontal n’était pas vraiment utile à Jimmy Corrigan mais plus intrinsèque aux histoires Jason Lint et Building stories. C’est aussi simple que ça. De manière générale, mes carnets de croquis me servent de laboratoire où je teste des idées avant de les utiliser dans mes ouvrages, qu’elles soient d’ordre sexuel ou plus intime et sensible, par exemple s’inquiéter du peu d’affection qu’on éprouve pour ses grands-parents. C’est essentiellement un besoin de tester, le sexe, ça n'est plus vraiment un tabou.

 

Un personnage qui me fascine dans la série Rusty Brown est l’institutrice Miss Cole, elle est présente dans le récit, mais semble absente à elle-même et à sa propre histoire. Est-ce juste de dire que c’est un personnage privé d’histoire ?

C.W. : Pas vraiment. En fait, je suis en train d’écrire son histoire en ce moment. Inutile de préciser que ses origines afro-américaines soulèvent toute une série de questions pour moi. Déjà en tant qu’auteur, mais également vis-à-vis du lecteur. En effet, l’empathie pour les personnages passe beaucoup par le biais du visage en bande dessinée. Or, l’exemple le plus évident du manque d’empathie dans l’histoire de la bande dessinée vient précisément de la caricature raciste, et beaucoup de la caricature des Afro-Américains par les Européens. En même temps, elle m’apparaît comme le personnage probablement le plus attentionné du livre, celui pour lequel j’éprouve le plus d’affection.

 

Comme une majorité d’enfants français, j’ai grandi en lisant beaucoup de bandes dessinées franco-belges et pourtant, je n’ai jamais senti la même empathie profonde pour Tintin ou Spirou que j’ai pu sentir pour les personnages de Schultz, Herriman, Frank King ou beaucoup d’auteurs américains modernes (comme Kaz ou toi-même par exemple). À votre avis, existe-t-il une raison culturelle à cela ? La culture du « strip » très américaine a-t-elle une influence là-dessus ?

C.W. : Je pense vraiment qu’il y a une raison culturelle à cela. Et c’est une excellente question, rarement abordée. À mon sens, la plus grande contribution de Charles Schulz à la bande dessinée, c’est précisément l’empathie qu’il a instillée dans son œuvre, dans le personnage de Charlie Brown. À savoir, on ne ressent pas seulement de l’affection pour Charlie Brown, mais on éprouve les mêmes sentiments que lui. Je pense que le manque d’empathie, dans la bande dessinée européenne, est en grande partie dû à cet atavisme culturel qui préfère définir et présenter l’individu à travers ses attaches sociétales, du plus grand dénominateur commun vers le plus petit. Au contraire, la vision américaine est plus autocentrée et filtre le monde à travers l’expérience personnelle, de l’intérieur vers l’extérieur. La prévalence de la musique populaire américaine est un bon exemple de cet atavisme culturel d’une vision du monde autocentrée : chaque américain pense que le champ de ses possibilités est très vaste. Et quand bien même cette croyance est fantaisiste, elle permet aux Américains d’espérer un futur moins restreint ou institutionnalisé que celui que propose la culture européenne. Je ne dis pas ça de façon péjorative, car la contrepartie d’un tel mode de pensée, c’est l’arrogance et l’ignorance. Deux défauts qui ont bien desservi l’Amérique ces vingt dernières années, du moins en matière de politique étrangère. Vous, européens, êtes bien plus conscients de votre place dans le monde et du rôle réel de vos gouvernements. Alors que la plupart des Américains sont semble-t-il incapables de trouver un grand pays européen sur une carte, et pensent que créer un système de sécurité sociale de base ferait de nous des socialistes. Plutôt embarrassant !

 

Vous citez souvent Robert Crumb comme une influence majeure. Ne pensez-vous pas que la grande force de celui-ci a justement été d’avoir créé une vraie rupture dans l’histoire de la bande dessinée américaine en détournant cette tradition empathique pour créer des personnages plus ambivalents (voire antipathiques) ?

C.W. : Absolument pas. Je dirais simplement que c’est un génie et qu’il dessine mieux qu’à peu près n’importe qui sur cette planète. Comme je le faisais remarquer plus tôt, je ne crois pas qu’il existe une tradition empathique dans la bande dessinée, du moins pas avant les Peanuts.

On trouve isolément quelques cas (Les protagonistes de Krazy Kat furent peut-être, avant ceux de Peanuts, ceux qui s’en approchaient le plus). Mais le manque d’empathie généralisée de la bande dessinée me semble être le seul obstacle qui l’empêche d’être reconnue comme un authentique moyen d’expression personnelle. Robert Crumb a surtout contribué à faire avancer cela, mais à sa façon, bien particulière. J’ai l’impression que l’idée de faire une « fiction sérieuse » en bande dessinée lui donne la nausée. Il a probablement raison.

 

À ce sujet d’ailleurs, on a la sensation que le rapport lecteur/personnage est passé à un autre niveau avec Building Stories. On se sent davantage dans un rapport de connivence avec le personnage principal, plutôt que de pure empathie (souvent très empreinte d’émotion) qu’on pouvait ressentir pour Rusty Brown ou Jimmy Corrigan. Le rapport entre vos lecteurs et vos personnages serait-il devenu adulte ?

C.W.  : J’espère bien. En tous cas, c’était l’objectif. L’un des projets du livre est de cerner les capacités et les limites de l’empathie chez quelqu’un (puisqu’idéalement, du moins dans la tradition chrétienne, nous sommes supposés avoir de l’empathie pour chaque être vivant, non ?). L’intégralité du livre est entièrement racontée à travers les yeux de la principale protagoniste et reflète ses limites en la matière, tout en pointant (je l’espère) la possibilité qu’il existe quelque chose de plus grand en chacun d’entre nous, ainsi que le suggère la forme même du livre.

 

Un des tours de force de Building Stories est que le personnage principal n’est jamais nommé, sans que cela n’affecte jamais notre lecture. Elle qui a certainement été définie comme « handicapée » est tantôt appelée « mommy », « honey », voire « HEY », elle est toujours « fille de » « femme de » ou « mère de ». N’est-ce pas là le drame de ce personnage (et de beaucoup de femmes par extension) d’être plus « définie » que « nommée » ?

C.W. : Je suppose que oui. Quoiqu’en même temps, je cherchais surtout à éviter le caractère restrictif des désignations et du langage. Je voulais que le lecteur se projette dans la peau du personnage, qu’il s’immerge à sa place. Peut-être que je me trompe, et je serais bien incapable de le vérifier, mais il me semble que, dans mes rêves, je n’entends ni ne reçois jamais de nom. Ceci dit, elle finira par acquérir un nom, comme vous le soulignez (« Maman »).

 

Ma première impression en lisant les récits de Branford the happy bee était que vous vouliez imposer une vision quasi scientiste de l’existence humaine en la comparant à celle des abeilles, alors que c’est évidemment l’anthropomorphisme de la démarche qui l’emporte, et le besoin d’historiciser la nature. Cette obsession pour la narration n’est-elle pas aussi le propre de l’humain ?

C.W. : En fait, l’histoire des abeilles entend tout d’abord évoquer la naissance de l’empathie, chez l’enfant, alors qu’ils imaginent et essaient de comprendre la vie des animaux. Mais c’est également une tentative d’exprimer ce sentiment étrange qu’on ressent lorsqu’on raconte une histoire à son enfant et qu’on se demande ce qu’on peut ou non lui dire, en fonction à la fois de son niveau de compréhension, et des usages du monde (un terrain miné que tout parent-conteur connaît bien). J’ai essayé de souligner toutes ces possibilités de récit simultanément, tout en suggérant une ligne conductrice qui représente ce qui semble pouvoir être raconté. Délicat, encore une fois. (Par ailleurs, Branford est le seul vrai « mâle » dans l’histoire).

Plus largement, l’histoire des abeilles aborde le thème de l’hybridation, présent dans le livre de façon évidente (du moins je l'espère), dans la relation entre les fleurs et les gens.

 

Dans le 20e volume de l’Acme novelty library, Lint (qui pourrait s’appeler « Vie et Mort de Jason Lint »), le personnage principal semble compter les pages qui le séparent de sa fin inexorable comme on compterait les jours qui nous séparent de la mort. Depuis ce récit, il me semble que vos personnages se sont un peu débarrassés de cette mélancolie pour s’inscrire clairement dans le présent. Ce livre a-t-il marqué une rupture dans votre travail d’écriture ?

C.W. : Peut-être, mais j’essayais surtout de toucher à l’essence d’une vie humaine en un ouvrage. Et pour ce faire, je souhaitais m’appuyer sur la forme intrinsèque du livre afin de ne pas influer sur le déroulement du temps dans l’espace, en accordant deux pages par année de vie. En tant que lecteurs, nous sommes habitués à ce qu’un récit soit structuré selon l’importance des événements de la vie racontée, et je voulais éviter ça à tout prix, en m’appuyant davantage sur la mécanique du temps désaffectée et métronomique du découpage par page. Sur ce point, c’est un plagiat éhonté du « Portrait de l’artiste en jeune homme » de James Joyce, même si mon approche de la segmentation du temps par page reste, je l’espère, originale. Ceci dit, comme à peu près tout ce que j’ai cru relever de ma perspicacité s’est avéré plutôt relever de ma naïveté, il est probable que ce principe s’applique ici aussi.

 

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