Interview de Philippe de Pierpont & Éric Lambé pour le Fauve d’or Paysage après la bataille

Le mercredi 07 juin 2017 à 16h00

Entretien avec les lauréats du Prix du meilleur album Fauve d’or 2017 : « Paysage après la bataille » de Philippe de Pierpont & Éric Lambé

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Paysage après la bataille de Philippe de Pierpont & Éric Lambé co-édité chez Actes Sud BD et Frémok a remporté le Prix du meilleur album lors de la Cérémonie de ce 44e Festival en janvier dernier. Posy Simmonds, présidente de ce Jury, ajoutait juste avant de leur remettre cette distinction : « Les albums que nous avons jugés sont un niveau très très élevé et c'est important, car aujourd'hui, plus que jamais, nous avons besoin de la force créative de la bande dessinée. » Nous avons voulu en savoir plus sur ces deux auteurs favoris.

Comment est née l’histoire ? Dans quelle mesure avez-vous adapté votre graphisme pour la raconter ?
Philippe de Pierpont : J'écris pour Éric. Suite à la publication de notre album précédent (Un voyage, éditions Futuropolis), je lui ai demandé sur quelle thématique il aimerait dessiner. Il m'a répondu "la précarité". J'ai démarré là dessus, en essayant de servir l'univers narratif et graphique d'Éric. J'ai écrit le scénario de Paysage après la bataille plutôt sous la forme d'une nouvelle. Que j'ai soumis à Éric, qui s'est mis au travail à sa table à dessin. Après plusieurs mois de recherches pour trouver le ton, le graphisme qui convenait, on était insatisfait. Trop noir, trop pesant. Éric a arrêté pour se consacrer à son livre Le fils du roi (éditions Frémok) puis a repris notre projet commun sur la base d'une nouvelle retravaillée et allongée. Il a trouvé cette fois-là une manière de faire plus douce, plus lumineuse, plus dans la légèreté du trait et a foncé pendant deux ans et demi sur les planches de Paysage après la bataille.

Éric Lambé : Je souhaitais effectivement travailler sur la précarité, mais aussi sur la fragilité, fragilité de nos existences. 
J’imaginais un livre très sombre à l’image de ce que je ressentais de notre monde. Philippe a, comme d’habitude, décalé mes « envies » et m’a proposé l’histoire de
Paysage après la bataille. J’étais un peu désarçonné, mais comme à chaque fois que je lis les propositions de Philippe, je suis terriblement touché par ce que je lis. Ensuite, c’est un long temps de recherches pour trouver le ton juste, trouver un univers visuel qui corresponde à mon ressenti à la première lecture et qui laissera la place au lecteur pour investir le récit de sa propre subjectivité, son ressenti, suivant ce qu’il est, son vécu, réécrire l’histoire que nous partageons avec lui.

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Le décor et les références visuelles ont une grande importance dans cet album. Quelle signification ont-ils ?
Philippe : Éric et moi travaillons beaucoup sur les motifs récurrents pour installer une ambiance et exprimer les thématiques ou les émotions des personnages avec délicatesse. Le décor n'est pas simplement un décor, une scène. Il est un acteur du récit, en tant qu'il "joue" sa partition dans l'ensemble des outils narratifs qu'on utilise. Dans nos histoires, le décor "raconte". Rien que d'installer l'histoire au début de l'hiver, avant que la neige ne recouvre tout à la moitié du récit, cela crée un climat, une interprétation différente de l'histoire. Le blanc, le vide, l'absence, la disparition des traces de vie... La caravane - les caravanes - comme dernier(s) refuge(s). Le paysage de bataille dans lequel se perd Fany au début, le shadow boxing du voisin, métaphore de la bataille contre un fantôme que mène Fany, le personnage principal. Le merle noir et son chant magnifique, les cadeaux de Noël aux oiseaux, le fusil, la douche, les cauchemars...
Tout fait sens quand on désire se plonger dans nos images.

Éric : L’acteur principal de tout récit en général, c’est le personnage principal. Ce personnage, Fany, ne peut exister, me semble-t-il que si tout ce qui est mis en place dans le récit lui donne vie. Le récit dans son ensemble devient le paysage mental de Fany. Et plus encore, il devient le paysage mental non seulement de Fany, mais de Philippe, de moi et du lecteur qui clôt la boucle. Rien ne peut être inutile dans un récit raconté, tout ce qui y participe doit trouver  sa place dans le « tout." Le récit, le rythme, les cadrages, l’ambiance lumineuse, le trait doivent traduire aux mieux les émotions portées par l’histoire.
Comme le dit Philippe, il s’agit de motifs - narratifs et graphiques-, un peu comme chaque touche d’un tableau participe à l’ensemble. 

 

Y a-t-il une partie sur laquelle vous avez aimé travailler en particulier ? Quelle a été la place de l’éditeur (des éditeurs) pour ce projet ?
Philippe : Ce qui est excitant est de savoir qu'on a le temps de la maturation pour un projet comme celui-là. Les éditeurs ont été des partenaires idéaux. Ils ont soutenu le projet, puis nous ont fait confiance. Ils ont réfléchi avec soin et avec un grand amour de leur travail à chaque étape de la conception/fabrication du livre, en nous intégrant chaque fois au processus, jusqu'au choix de la reliure... Le livre leur appartient autant qu'à nous... et aux lecteurs. De plus, pouvoir faire partir d'un catalogue comme celui du Frémok et d'Actes Sud BD est très gratifiant. On y côtoie d'autres livres et d'autres auteurs exceptionnels et inspirants.

Éric : Je suis particulièrement heureux quand je vois que Philippe trouve dans ce que je lui montre les émotions qu’il cherchait à partager dans son texte et que moi aussi j’ai réussi à y placer ma propre subjectivité avec la distance suffisante pour que le lecteur puisse  s’emparer du récit. Une fois la « manière » de dessiner trouvée (le trait, les lavis, les signes pour traduire chaque élément du récit ), j’aime particulièrement pouvoir en jouer dans la mise en scène, l’agencement des images, les multiples possibilités de manipuler la temporalité d’un récit. Nous avons la chance de ne pas être coincés par un nombre de pages.

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Comment avez-vous reçu ce prix ? Est-ce qu’il y a un Fauve d'Or dans l'histoire du Festival qui vous a marqué ?
Philippe : On a été submergé. Comme un éblouissement. Un éblouissement qui dure. Et puis une sorte de transe, on flotte, et on pense à tout ce qui a mené à ce Fauve d’Or. Notre rencontre, le travail solitaire et à deux, pendant des années, la très grande complicité avec les éditeurs, le regard des gens du jury d’Angoulême… On a fêté ça avec le Fauve, et celles et ceux qui ont accompagné le livre, et qui ont permis que cela arrive… Sauf avec les membres du jury, qu’on aurait aimé rencontrer, échanger avec eux. C’est la seule frustration qu’on a eu.
La nomination pour le Fauve d’Or avait déjà changé pas mal de choses, mais le prix a permis un coup de projecteur sur le livre. Tous les médias s’y sont mis pour couvrir l’évènement.
Pour la première fois, le public potentiel de notre livre est au courant que ce livre existe. Il va enfin rencontrer « son » public.
Et nous allons enfin pouvoir partager avec les lecteurs nos émotions, nos sentiments et tout ce qu’on fait passer sans le savoir quand on dessine/écrit une histoire comme celle-là.

Les Fauve d'Or marquants, ce n'est pas ce qui manque... Corto Maltese, Alack Sinner, le chef d'œuvre Maus, l'immense Jimmy Corrigan... Ce qui m'a marqué aussi, je ne sais plus en quelle année, c'est que le jury est passé complètement à côté de Stigmates de Mattotti, qui est pour moi un livre majeur. J'espère que son récent Ghirlanda trouvera un autre chemin…

Éric : Je n’ai jamais imaginé, fantasmé, une seule seconde sur ce prix : le Fauve d’or. Par contre, j’ai espéré que nos livres méritaient d’être en sélection, pour la reconnaissance que cela implique, mais aussi pour les aider à accéder à un lectorat plus large. J’ai pensé que nous pourrions peut-être obtenir le prix du jury, celui d’une bande dessinée dite difficile en dehors des « sentiers battus ». Et non, tout à coup, notre démarche depuis 25 ans, dite dans la marge, à la limite des frontières du genre, recevait les honneurs de la bande dessinée « normale ». Ce prix c’est aussi celui de nos proches et de ceux avec qui nous travaillons depuis le début dans le souci de faire ce qu’il nous semble juste et bien de faire, avec exigence et détermination. 
J’espère que ce prix sera porteur pour tous ceux qui depuis des années pensent que la bande dessinée est un vrai médium artistique et le défendent avec énergie se battant contre les seuls arguments commerciaux.

 

Quels sont vos projets futurs, ensemble et séparément ?
Philippe : Je suis en préparation d'un documentaire, le quatrième d'une chronique qui dure toute une vie. Six vies, en fait. Six ex-enfants de la rue, que j'ai rencontrés quand ils avaient 8 ans et qui ont la petite quarantaine maintenant. Je suis aussi en préparation d'un nouveau long-métrage, un thriller psychologique.
Pour la bande dessinée, Frémok et Actes Sud BD préparent la sortie d'une réédition de nos trois premiers albums. C'est prévu pour novembre prochain... 
Et  je ne sais pas encore pour une nouvelle histoire... J'attends une ouverture d'Éric ;-)) 

Éric : Je travaille actuellement sur des dessins qui seront exposés au prochain salon du dessin contemporain de Paris et à une série d’estampes qui seront des dérivés de mes précédents travaux. La réédition de nos précédents livres en un seul volume est aussi un gros chantier. Un projet avec David B devrait aussi bientôt voir le jour. (Philippe : l’ouverture va certainement bientôt arriver.)