Jirô Taniguchi (1947-2017)

Le dimanche 12 février 2017 à 13h09

À une époque où le manga peinait à conquérir le public français, cantonné à un lectorat enfantin et déconnecté de la bande dessinée occidentale, a soudain surgi un Homme qui marche. En France, Jirô Taniguchi aura donc été l’homme qui a en partie fait céder les préjugés contre le manga.

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L’écriture de Jirô Taniguchi peut s’observer depuis plusieurs angles. Mais sa caractéristique principale, aux yeux du public français, est cette hyper célébrité dans l’hexagone, paradoxale car démesurée en regard du succès plus modeste que l’œuvre a connu au Japon – en dehors de son manga Le Gourmet solitaire. Tel Woody Allen, Jirô Taniguchi aura été un artiste hors-sol, qui aura joué le rôle de passeur de culture. Son œuvre a été décisive dans l’adhésion du public français à une autre forme de manga : dès la première publication de L’Homme qui marche, au milieu des années 1990, où sont racontées des déambulations contemplatives aux regards absorbés par l’environnement, le public accroche. Surtout, Taniguchi trouve des lecteurs différent de ceux qui consomment habituellement les séries de jeunesse japonaises alors très en vogue. Avec Le Journal de mon père, œuvre parmi les plus autobiographiques de sa carrière, Taniguchi accroît sa notoriété auprès de ce nouveau lectorat mixte, composé de lecteurs de bande dessinée franco-belge traditionnelle, de manga, et de romans graphiques.

Le succès critique est bientôt doublé par la reconnaissance du public, et à trois reprises l’auteur japonais se voit récompensé par le Festival International de la Bande Dessinée : dès 2001 avec Le Journal de mon père (Prix du Jury œcuménique de la bande dessinée), puis deux ans plus tard, en 2003, lors de la publication du premier volume de Quartier lointain (Alph-Art du Scénario et Prix Canal BD des Libraires spécialisés). Puis il reçoit en 2005 le Prix du Dessin pour Le Sommet des Dieux.

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Une page culte de L’Homme qui marche (1990, 1995 pour l’édition française) © Casterman

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L’homme, ce vecteur universel

L’insuccès de la série plus conventionnelle Le Chien Blanco montre que le public français n’est pas encore entièrement acquis à son œuvre. Seuls les récits personnels, intérieurs, qui flattent les environnements réalistes et les déambulations contemplatives, séduisent. Au-delà des barrières culturelles du noir et blanc et des formats de lecture, ce qui convainc les français, c’est le traitement du dessin, réaliste, sans emphase, en rupture avec les conventions japonaises. Curieux mariage entre la grammaire du manga (onomatopées, trames et rythme glissant) et de la bande dessinée franco belge dont Jiro Taniguchi revendique l’influence, le style de l’auteur se fait accessible, facile à interpréter, d’autant que les maisons d’éditions françaises soignent mieux que de coutume leur adaptation graphique, et favorisent l’inversion des planches pour les publier dans le sens de lecture européen. Les grands formats couleurs européens, que Taniguchi a découverts vers l’âge de 25 ans, ont donné à l’auteur le goût des dessins, riches en détails et libérés des codes et des contraintes formelles qui conduisent le plus souvent aux stéréotypes du manga grand public. Plus encore, la culture de la bande dessinée franco-belge des grands maîtres des années 1970 a influencé Taniguchi dans des compositions de page le plus souvent régulières, avec des cases aux angles et aux gouttières droites. Quant à son sujet de prédilection, c’est bien l’homme. Sauf que derrière l’universalisme apparent, c’est bien l’intériorité de l’homo-japonicus dont Taniguchi dresse le portrait. Pour cette raison, il n’a jamais cédé à la mode de l’emphase qui contamine la mise en scène des mangas à partir de la moitié des années 1960. Probablement sous l’influence de Kazuo Kamimura (1940-1986) (lien), dont il fut l’assistant au début des années 1970, Taniguchi s’accroche à un rationalisme sans compromis, alors que les années 1980 l’ont complètement rejeté. Et alors que les coups de poings surpuissants et leurs échos démesurés envahissent les récits grand public, Taniguchi reste, seul, collé au réel, dans ce qu’il a de plus sobre et de plus concret.

 

La contemplation

Si Jirô Taniguchi ne souligne pas particulièrement les émotions que doivent susciter ses paysages, force est de constater qu’ils appellent tous, par leur charge intentionnelle, leur point de vue directif, au moins une réflexion, au mieux une prise de conscience. Ainsi les pages de Taniguchi cherchent le plus souvent à capter le monde par fragments, refusant tant que possible les plans d’ensemble. L’impossibilité de saisir le monde dans son entièreté, en une seule prise, conditionne perpétuellement les déambulations de ses personnages. La reconstitution est laissée à la libre appréciation du lecteur, qui se projette littéralement dans le rôle d’observateur. Ainsi, de l’anecdotique et du matériel jaillit à travers son travail une forme de beauté. Cette recherche esthétique, qui vise à susciter la contemplation et la stase chez l’observateur, est en effet indissociable de la tradition artistique asiatique, qui oscille perpétuellement entre la représentation des mondes intérieurs et flottants, où l’espace agencé est le fruit d’une allégorie personnelle et mentale, et l’organisation du monde matériel. Taniguchi se range clairement dans la seconde catégorie, de ceux qui organisent par leur mise en scène le monde réel pour en offrir une représentation chargée d’intentions. Beaucoup d’observateurs, à raison, l’ont ainsi rapproché de Yasujiro Ozu, qui installait dans son cinéma une grammaire visant à faire naître cette disposition chez les spectateurs, en accumulant les plans fixes sur des natures mortes subitement dotées, par son choix de cadrage, d’une charge symbolique reflétant les sentiments de protagonistes silencieux. Contrairement à la pensée occidentale, longtemps anthropocentrée, les Orientaux de l’Extrême-Asie n’ont pas connu cette prison du corps de laquelle les occidentaux ont eu tant de peine à s’évader. Rien n’est venu limiter, chez eux, la faculté de saisir les activités multiformes du monde, de les comprendre et de les exprimer. Aussi, à la base de leur civilisation tout entière, se trouve une conception de la relativité des choses retentissant aussi bien sur les cadres sociaux, les structures psychologiques, les concepts philosophiques ou religieux, que sur l’ensemble de l’art. Jirô Taniguchi n’a fait qu’appliquer, de manière plus ou moins naturelle, ces préceptes à sa bande dessinée : il sait mesurer la place exacte de l’homme au cœur de la nature, cherchant, par son découpage, à saisir le mouvement divers des destinées d’un monde tel qu’il est défini en Asie : un ensemble frémissant dont la vie s’écoule, avec ses subtilités, ses beautés et ses douleurs, dans une activité géante. Voilà, en définitive, ce que nous laisse aujourd’hui Jirô Taniguchi : un pont entre les cultures. À sa manière il aura traduit, avec une grammaire de bande dessinée académique proche de celle qui a cours en Europe, la psyché japonaise, et plus encore son sentiment profond : l’âme apparue dans la rêverie contemplative.