INTERVIEW D'EMMANUEL GUIBERT

Le mardi 23 janvier 2018 à 11h08

Interviews des trois auteurs en lice pour le Grand Prix 2018. Le nom de l'auteur élu sera connu le mercredi 24 janvier lors de la Cérémonie d'Ouverture.

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Stéphane Beaujean (directeur artistique du Festival), Frédéric Poincelet, Franck Biancarelli et Matthias Lehmann (auteurs de bandes dessinées) ont interviewé les trois potentiels lauréats à plusieurs occasions.

 

Emmanuel Guibert

Interview réalisée en 2016 par Franck Biancarelli pour le magazine Kaboom.

 

La pratique du dessin, pour moi, est toujours une lutte entre la visée, le projet pensé et le besoin d’errance, de recherche pour la recherche ou le plaisir. Comment gères-tu, pour ta part, cette dichotomie dans ta pratique ?

Emmanuel Guibert : Depuis ma plus tendre enfance, j’ai toujours eu conscience qu’il me fallait réserver du temps pour le dessin. J’imagine que c’est le cas de la plupart des dessinateurs et que cette prise de conscience passe peu ou prou par des étapes similaires. En premier, il faut apprendre à faire durer la réalisation du dessin jusqu’à obtenir le résultat recherché – et parfois cette recherche est longue. Ensuite, il faut apprendre à s’arrêter à un moment donné, c’est à dire quand le dessinateur n’en peut plus, qu’il ait atteint ses limites ou, cas plus rare, lorsqu’il advient un miracle et que l’accident du dessin crée une coïncidence heureuse - à ce moment-là le dessinateur considère le résultat comme étant presque celui d’un autre et il l’admire en se disant qu’il ne faut plus le toucher. Il y a d’ailleurs des dessins qui restent miraculeux au fil des années, des dessins faits à tous âges de la vie d’ailleurs. En les revoyant, il y a quelque chose de beau, on s’applaudit. Pour une fois on ne se fustige plus, on voit quelque chose qui est passé à travers nous, à travers nos mains et qui se tient, qui a de la gueule, qui est d’ailleurs un peu énigmatique, car on serait infoutu de le refaire. Mais pour en revenir au sujet de départ, il faut inévitablement s’accorder beaucoup de temps pour parvenir à accumuler ses expériences de dessin. Mais le temps doit, à un moment, être aussi de l’argent. Alors, comment conjuguer le besoin de temps nécessaire à la pratique heureuse du dessin, à l’errance, et celui nécessaire à gagner sa vie, c’est-à-dire à des projets pensés ? Puisqu’au fond c’est un peu ça le dilemme que tu soulevais au départ. Je crois, dans mon cas, que j’essaie de diriger mon travail de manière à ce que les recherches personnelles s’orientent vers des choses plaisantes pour le regard des autres tout en restant honnête avec moi-même. C’est difficile à faire. C’est une attitude très interstitielle, où il faut essayer de choper des choses intéressantes pour les caser dans sa pratique. L’essentiel étant, au-delà de tout ça, de trouver le plus de temps possible à affecter à sa pratique.

 

Pourquoi écrire Martha et Alan maintenant ?

E.G. : En fait, le premier projet de Martha et Alan est né il y a quinze ou vingt ans. Alan a même dû lire quelques planches du premier projet. Cette première version tenait debout sur le plan formel, mais sa taille n’aurait pu excéder la nouvelle de 25 pages. Or, je voulais donner de l’ampleur à cette histoire. Et pour donner de l’ampleur, il fallait en passer par un travail sur l’image. J’ai donc pensé à un livre avec des images très grandes. J’ai fait une première ébauche dans mes carnets comme je le fais souvent pour voir si le récit fonctionne à la lecture. La narration fonctionnait, mais la construction des images continuait à me poser problème. La solution m’est venue il y a deux ans lors d’un séjour à Taïwan. J’ai vu une exposition du peintre Tang Yin, avec de grandes peintures de paysages, des éventails peints, et une série de récits de grandes images entourées par un cadre de réserve blanche, la planche au lavis placée au centre avec des bords bien nets et une calligraphie changeant de place en fonction de la forme du motif. Il y avait là une forme d’évidence qui me convenant parfaitement. Un peintre du XVe siècle me murmurait une solution. Jusqu’alors, j’étais parti sur des images à bords perdus, mais le dispositif me gênait, car je n’aimais pas l’idée que le lecteur soit obligé de poser le doigt sur le dessin. De la même manière, je savais qu’il fallait affecter un fond coloré à chaque chapitre. Or, pour que ce fond existe, il fallait qu’il y ait un contraste. Le bord blanc allait s’en charger. Une fois la solution formelle trouvée, j’avais le choix entre conclure L’Enfance d’Alan ou me faire plaisir en me livrant aux expériences qui me démangeaient. Cette dernière idée l’a emportée. Martha et Alan est un livre un peu à part. C’est une sorte d’appendice à l’œuvre que j’aurais pu écrire plus tard, mais j’ai eu envie de précipiter son écriture, car il me permettait d’utiliser la couleur, que je n’avais pas utilisée depuis très longtemps, et de me perdre dans des grands dessins chiadés. J’ai été très heureux de pouvoir renouer avec cette pratique. Là encore, c’est une décision qui répond au désir de ne pas refaire ce que j’ai déjà fait. Et ces expériences avec le crayon aquarelle, quand le temps n’est pas trop humide, ont été très agréables.

 

Évoquons ton rapport à la couleur. À quel moment le choix s’opère-t-il chez toi ? Au moment du dessin ou une fois le dessin fini ?

E.G. : Je connais la couleur au moment du dessin, même si elle est parfois ajoutée après. Dans le cas de Martha et Alan, trois couleurs soulignent le chapitrage. Le premier chapitre est sur fond de couleur jaune paille, le second sur un fond gris et le troisième sur fond blanc, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de fond. C’est un procédé esthétique qui fait également sens, puisque la première couleur est chaude, la seconde froide, la dernière neutre. La couleur est présente partout, même dans le dessin, pas uniquement dans les réserves de blanc.

 

Le rendu est très étonnant. Comment as-tu procédé pour le dessin dans ce livre ?

E.G. : J’ai travaillé sur des grandes feuilles de rhodoïds, qui sont des grandes feuilles de plastique transparentes. Peu de matériaux mordent sur cette matière, mais l’encre de Chine, certaines encres ou peintures acryliques et certains crayons de couleur aquarelles y parviennent. J’utilise ces crayons même s’ils sont très fragiles, car la moindre projection d’eau, une goutte de sueur, un postillon voire même un ongle peuvent en quelques secondes ruiner le résultat. Dessiner sur ces feuilles revient à marcher constamment sur une espèce de couche de glace dont tu ne connais pas l’épaisseur et qui menace donc de craquer à tout moment. Mais cette matière, peu sensuelle de prime abord, présente également nombre de possibilités. En premier lieu sa transparence permet de travailler sur le recto et le verso, ce qui est très agréable, l’encre d’un côté et la couleur de l’autre par exemple, même si dans mon cas il y a de l’encre et de la couleur sur les deux cotés, on peut la lessiver avec une éponge si on ressent besoin d’effacer, ce qui rend le travail très souple. D’ailleurs, avec une éponge fine ou un coton-tige, on peut gratter de la matière et travailler en rehaut, un peu comme sur une carte à gratter à la différence que, sur rhodoïd, là encore, il est impossible de revenir en arrière une fois l’encre retirée. Par ailleurs, moi qui aie passé une bonne partie de ma carrière à me fusiller la vue sur une table lumineuse, je me suis rendu compte que travailler sur rhodoïd était très agréable parce qu’il suffit de le poser sur ton dessin préparatoire et c’est parti. C’est très confortable de ce point de vue là.

En fait, je dessine sur des feuilles de rhodoïd depuis L’Enfance d’Alan. Si ce choix peut paraître peu courant dans la bande dessinée, ce n’est pas non plus une technique si excentrique que ça puisque les intervallistes l’utilisent dans le dessin animé depuis les prémices du genre. Je m’y étais moi-même essayé à mes débuts lors d’une courte mission dans un studio d’animation. Et j’ai redécouvert ce support plus tard, en travaillant sur la lithographie. Dans mon cas, ce choix est parti de plusieurs constats. Tout d’abord, mon dessin se transforme légèrement quand je change de support et j’aime voir bouger doucement mon trait, quand ça a la même gueule et qu’en même temps c’est différent. Surtout, c’est un travail physiquement différent, et moi j’ai besoin de sentir, sur le plan du corps, que je ne recommence pas perpétuellement la même chose. J’apprécie d’obtenir des résultats à peu près semblables avec des outils et surtout des sensations différentes. Avec le rhodoïd plus particulièrement, j’apprécie également la possibilité de dessiner sur le recto et le verso, ainsi le modelé ne vient pas attaquer le trait. Je commence souvent avec le noir, le cerné à l’encre, il bouge parfois avec l’arrivée de la couleur, qui le recouvre de temps à autre, ce qui crée des effets, mais j’ai intégré ce système et il faut savoir en jouer. Parfois l’encre ne prend pas, et la lumière entre dans le dessin de manière inattendue et je me dis que c’est pas mal alors je laisse. C’est très empirique.

 

Et pour le lettrage, es-tu passé à l’informatique ?

E.G. : Non, tant que je pourrais, je lettrerais à la main. Aujourd’hui, j’écris le texte sur un support à part superposé ensuite sur la planche, mais c’est toujours mon écriture. À mes débuts, je lettrais à même la planche, car j’avais envie de lire mes pages directement. Mais ça posait problème pour les adaptations en langues étrangères.

 

Ce dernier livre est à part au niveau formel également puisque c’est la première fois que chaque dessin occupe une double page.Le grand format présente quel plaisir et quelles contraintes pour toi ?

E.G : Je dessine souvent sur des grands formats qui sont réduits ensuite pour l’impression. Ce format est peut-être un peu plus grand que le A3. Pour la série Le Photographe, les planches étaient même constituées de deux feuilles A3 superposées l’une sur l’autre. J’aime, de manière générale, travailler sur des formats relativement étendus. C’est tellement confortable que j’ai du mal à faire marche arrière, sauf dans certaines circonstances où je préfère exploiter ce qu’il y a de magique dans le petit format, plus intime. Mais ici, à partir du moment où j’avais choisi de réaliser une cinquantaine de doubles pages, il fallait les alimenter en détail, pousser la complexité de chaque. Je savais que j’avais l’endurance nécessaire pour y parvenir, malgré les contraintes des matériaux que j’allais utiliser. Ces dessins allaient être très longs à faire, d’autant que j’ai toujours été lent, mais j’aime ça. Même si parfois cette lenteur présente ses limites et sa pesanteur, notamment quand je dois recommencer le dessin depuis le début. Mais autrement, naviguer des jours durant à l’intérieur d’une image me donne le sentiment de la charger de toutes les intentions que je lui destinais. Et du coup cette image provoque, je crois, par contrecoup, un effet, une sensation, à peine visible. Il faut trouver le bon équilibre pour que l’image ne soit ni surchargée ni austère, mais j’aime quand tout y parait usiné, que chaque geste y semble réfléchi.

Ces images-là, j’adore d’ailleurs les redécouvrir lors de la photogravure sur ordinateur. À ce moment-là, elles peuvent être agrandies sur écran de multiples fois et je rentre dans des matières qui me confortent. C’est comme si je passais au microscope électronique mon univers et que je pouvais y déceler un peu de vie qui continue de vibrionner. Un feuillage, par exemple, présente beaucoup des choses invisibles à mon œil quand je le fais, même si j’ai conscience qu’il se crée à l’aide d’une suite de décisions, de calculs répétés qui se font naturellement par centaine quand on fait un dessin et dont on peut constater de visu, sur ces énormes agrandissements informatiques, le bien-fondé et l’évidence. Les ombres portées d’un feuillage, la manière dont je vais laisser entrer ici l’ombre et là la lumière, les endroits où je chiade et les autres où je synthétise les détails. Sur ces dessins, je passe tout de même deux ou trois jours sur ces feuilles, et je suis heureux si elles finissent par donner un ensemble convaincant. Mais c’est encore plus chouette quand on rentre à nouveau dans le dessin sur ordinateur et qu’il se passe des choses.

 

Tes dessins sont assez mystérieux pour un dessinateur, autant sur le plan des matériaux que sur le processus de création. On devine l’utilisation de la photo, du document, et pourtant, il n’est pas totalement présent, il est réinterprété de manière assez indéfinissable.

E.G. : En effet, j’ai toujours travaillé à partir d’une documentation. Parfois succincte, parfois moins. Mais dans tous les cas, je ne veux pas que l’apport photographique se sente, je le réinterprète. J’ai essayé de me former avec l’exercice du croquis à traiter un document comme s’il était une réalité sous mes yeux. Il faut que je puisse faire circuler d’une même main au sein d’une même image la base documentaire, un personnage que j’invente, prolonger ce document alors qu’il ne représente qu’une fraction du décor que je suis en train de réaliser. C’est par exemple le cas de l’église presbytérienne dans Martha et Alan. Quand je suis allé la visiter, j’ai découvert à sa place une église moderne. D’autres églises presbytériennes d’époque avaient résisté au temps, mais pas celle-là. Je n’étais vraiment pas content. Il a fallu que je trouve des documents d’époque, hélas ils étaient succincts. Sur les photos récupérées, il fallait que je fasse intervenir la fiction, qui commande dès lors une réflexion. Cette photo avait été prise dix ans avant l’époque où se déroule le récit, j’ai donc fait pousser des arbres, j’ai ajouté des bagnoles de l’époque, j’ai recréé la signalétique et le mobilier urbain, pour qu’au final le lecteur balaie rapidement cette image du regard et qu’elle lui paraisse plausible. D’ailleurs, je trouve que c’est là l’une des grandes forces de la bande dessinée, elle parvient à faire oublier la reconstitution totalement, à présenter un instantané du réel de cet instant-là, là où le cinéma semble toujours légèrement dissonant et ne parvient jamais totalement à faire oublier les acteurs, les costumes, les décors. Si le dessinateur n’en fait pas des tonnes par désir de fanfaronnade, l’image fonctionne parfaitement. J’ai dû procéder de la même manière pour l’intérieur de l’église, en dilatant le dessin au-delà des bords des documents que j’avais récupérés, en devenant un peu architecte, en insérant des éléments de mon imagination.

 

Tu as fait un premier album, Brume, qui est dans le travail de force : chaque image est une perspective complexe, travail de documentation profond. Mais dès l’album suivant, La Fille du professeur, tu laisses ce travail de force sur le côté. Mais là, tu reviens à un travail de force, me semble-t-il.

E.G. : L’idée de dessiner ces pages de Martha et Alan me faisait peur, parce que je savais que j’aillais devoir tracer des images difficiles à concevoir et qu’elles seraient menacées à chaque instant par la précarité des matériaux que je voulais utiliser. En contrepartie, je savais que cet aiguillon de la tension, que je ressentirais constamment, serait également la garantie de mon attention durant toute la durée du dessin. Pratiquement chaque geste pouvait ruiner le précédent et pour éviter tout désastre, il me faudrait me tenir à carreau. Mais au fond je n’ai jamais arrêté de chiader dans ma pratique du dessin. Pas constamment, mais quand j’en ai envie. Si je chiade mal à propos, je suis mal. Mais si je chiade parce que je suis bien et que j’ai envie de consacrer du temps à un dessin en particulier, alors je ne me l’interdis jamais. Je prends mon plaisir de diverses manières en dessin. J’aime tantôt faire des choses très rapidement, comme dans mes carnets par exemple. J’apprécie tantôt prendre le temps de réaliser une image. J’aime faire des choses dont la maladresse me charme, dont l’adresse m’impressionne. D’une manière générale « ces belles images », c’est ce qu’aimait Alan. C’est une imagerie propre à cette génération, celle de mes grands-parents, et c’est un artisanat que j’ai envie de laisser affleurer dans mes images. Je n’ai jamais adhéré à cette idée très répandue qui dit que le dessin jeté, le dessin dans le geste, était plus sincère qu’un dessin réfléchi, qui serait lui moins vivant, et surtout moins personnel. Par contre si on a la possibilité dans une vie de multiplier les pratiques et faire entendre autant de voix différentes en soi. On est une foule avec laquelle on doit vivre. Je serai bien en peine de négliger certaines de mes sources de plaisir, certaines de mes personnalités. Et si c’est publiable, c’est bien. Sinon tant pis.

 

Giraud avait une image à ce sujet. Il disait, pour répondre aux personnes qui le questionnaient sur l’écart esthétique entre Moebius et Giraud : « Vous savez, quand j’étais à la maison, je ne disais pas de gros mots. Je n’avais pas à me censurer c’était naturel. Et lorsque je sortais retrouver mes copains, les gros mots jaillissaient et c’était tout aussi naturel ». Qu’est-ce qui guide chez toi l’orientation vers une esthétique ou vers une autre, même à l’intérieur d’un livre où ton esthétique se nuance ?

E.G. : Ce qui serait affreusement pénible serait de s’empêcher, ou d’être empêché, de s’exprimer selon les besoins. De mon expérience personnelle, c’est bon pour la santé. Dans un livre, à l’évidence, une direction esthétique plus précise doit guider le geste, car il importe que l’ensemble soit homogène. Les variations et les nuances, elles, sont commandées par le récit - le dessin épouse les intentions de mise en scène. C’est une recherche graphique qui commence généralement durant la structuration du scénario, même si je ne dessine pas ou presque pas durant cette étape. Avant même que le dessin commence, des images se précisent dans ma tête. Et lorsque vient le temps du dessin, je me réjouis alors à l’idée de me confronter à ces images qui m’habitent depuis des semaines. À d’autres moments, créer une image est vecteur de tension, car je n’ai pas toutes les images en tête à l’avance, et parfois je n’ai toujours pas trouvé de solution évidente le moment venu. Parfois, j’ai même l’impression que l’image n’est pas forcément nécessaire, que le texte pourrait se suffire à lui seul. Mais dans un cas comme dans l’autre, il faut tout de même produire une image à la fois capable de s’insérer parfaitement dans le continuum des autres et capable de souligner un propos ou une ambiance particulière, caractériser un moment précis du récit.
Prenons par exemple l’image de conclusion du premier chapitre, qui montre deux fenêtres à guillotine assez courantes aux États-Unis. L’intrigue est censée se passer en Californie, mais ce dessin est en fait inspiré par une maison du Minnesota où j’ai habité. J’ai à l’époque capturée cette maison par tous les moyens possible : dessin, photo, vidéo, car je savais que ces images me seraient utiles plus tard. Bref, il n’y a qu’un mot dans cette image, mais c’est un mot lourd de sens. L’image doit souligner cette charge émotionnelle. Or, paradoxalement, cette charge est ici exprimée par le vide. Je voulais un élément central identifiable sans difficulté et porteur de sens, mais pas le genre de motif symbolique sur lequel la peinture s’attarde généralement. Ici, ces deux fenêtres à travers lesquelles ne se passe pratiquement rien d’intéressant ne constituent pas un sujet de représentation suffisant, à moins de se situer à l’intérieur de la maison concernée depuis quelque temps, ce qui est effectivement le cas à ce moment du récit. Et que ces deux fenêtres, pour les lecteurs les plus attentifs, ont de plus déjà été aperçues dans un précédent ouvrage :
L’Enfance d’Alan. Dans ces circonstances particulières, ces fenêtres deviennent chargées de sens, d’une histoire. Elles peuvent sous-entendre un départ, la fin d’une époque. Et la mise en scène en plongée souligne le regard de l’observateur, du héros comme du lecteur. C’est, j’imagine, un regard vide, de ceux qui nous arrivent à certains moments, devant une décision difficile à prendre par exemple, ou après l’annonce d’une nouvelle un peu bouleversante, et qui durent jusqu’au moment où précisément la personne réalise qu’elle est immobile à fixer le vide depuis plusieurs secondes ou minutes, que ce vide en question soit un endroit très familier qu’elle s’apprête à quitter, ou qu’une personne qui y était attachée n’est plus là. Si je poursuis l’écriture cette œuvre 22 ans après avoir rencontré son sujet, c’est-à-dire Alan, si je continue à raconter ces histoires, c’est évidemment parce que j’éprouve une grande nostalgie de sa présence. Le dessiner, avec les outils qui sont les miens, me donne le sentiment de renouer un tout petit peu avec lui, de reconstituer un parcours, quand bien même je dessine un endroit dans lequel il ne s’est jamais rendu. Ce sont des endroits liés à mon expérience personnelle que j’intègre à la sienne, évidemment par besoin pratique de documentation pour la réalisation du livre, mais également, car sur le plan symbolique c’est une manière de nous lier encore plus. Et j’attends beaucoup de ces images auprès du lecteur. J’espère qu’elles produiront sur lui l’écho de tout ce qui j’y ai investi, durant les vingt ans que j’ai passé à les mûrir dans mon imaginaire avant de les coucher sur papier. Le fait que je m’éloigne de plus en plus de la source du récit, c’est à dire d’Alan, sur le plan temporel, que j’ai de plus en plus de temps pour méditer à ces images, fait je les aborde encore plus chargé d’émotions. Et comme chacune de ces images a pour but de véhiculer une expérience vécue, mêler mon expérience à celle d'Alan pour les réaliser est une bonne chose puisqu'elles doivent réveiller, tant que possible, des souvenirs d'expériences semblables chez le lecteur lui-même. Par exemple, la perte de quelqu’un, puisque c’est le sujet de cette histoire.

 

Quels sont, dans Martha et Alan, les exemples d’images que vous avez mûries longtemps ?

E.G. : À la page 3 se tient une citation d’Alan dans laquelle il évoque : « J’allais beaucoup plus souvent chez elle… Un jacaranda. » Lorsqu’il m’en a parlé, le mot « jacaranda » m’était familier, mais je n’avais alors aucune image de cet arbre en tête et ce jour-là j’ai demandé à Alan de me le décrire. Dans le livre, j’avais commencé par retranscrire cette description, mais par un heureux accident, la maquettiste a oublié cette partie du texte un peu disert et j’ai trouvé le résultat plus probant, alors nous avons conservé cette forme. Il ne reste que l’image du Jacaranda pour l’exprimer. Or cette image est très liée à la relation que j’avais avec Alan. J’aimais beaucoup au cours de nos échanges la manière dont Alan me communiquait son savoir à l’aide de plaidoiries séduisantes et d’adjectifs alléchants. Le long des cinq ans qu’a duré notre conversation, il a su attirer mon attention sur une quantité de sujets considérable. Dans le cas du jacaranda, j’ai commencé le pèlerinage de ma découverte à Lisbonne, où les jacarandas sont somptueux, les rues sont tapissées de leurs fleurs lorsqu’ils défleurissent. J’ai poursuivi ma recherche en bibliothèque, où je croquais les photos des encyclopédies – à l’époque évidemment internet n’était pas encore la source de documentation qu’il est devenu. Et puis j’ai fini par aller en Californie, où je me suis rendu dans des arboretums, à Los Angeles, à Pasadena, où j’ai trouvé des magnifiques jacarandas que j’ai mis dans mes carnets avec toujours cette idée en tête qu’un jour il me faudrait dessiner des Jacarandas dans ma bande dessinée. Quand ce jour est venu, j’avais dans mes mains la correspondance que Martha et Alan ont entretenue lorsqu’ils ont renoué contact tous les deux aux environs de leurs 60 ans. Dans le premier échange, Martha annonce à Alan qu’elle lui écrit depuis la Californie, mais que la prochaine lettre sera produite depuis la maison de ses parents dans laquelle Alan se rendait lui-même lorsqu’il était enfant. Je me précipite donc sur la lettre suivante et constate que non seulement à l’époque les lettres étaient écrites de telle manière qu’un lecteur qui les découvrirait quelques générations plus tard pourrait totalement écrire une biographie tangible des épistoliers concernés. Mais surtout, sur ces lettres figuraient également nombre d’indications contextuelles, dont l’adresse. J’ai donc eu subitement accès aux coordonnées de la maison de Martha. Donc là, je me précipite sur Google Streetview et me retrouve virtuellement nez à nez avec cet endroit dont j’ai tant entendu parler. Et même si je n’ai jamais eu peur de remplir les vides avec des images qui m’appartiennent, là j’avais soudain à ma disposition le véritable sujet, et devant se tenait le fameux jacaranda. Finalement, ce mille-feuille de jacarandas que j’ai amassés au cours de ma vie n’a, je ne dirais pas été inutile, mais n’a en tous cas pas rencontré la finalité que je lui avais réservée. C’est tout un parcours dont on pourrait considérer qu’il est inutile, mais qui m’apparaît en fait être le sel de la vie. Au fond, pour être tout à fait franc, j’ai été requis à faire des bandes dessinées en réponse à un désir d’enfant et d’ancien lecteur, que ça m’occupe et qu’accessoirement ça met aussi du beurre dans les épinards, mais je te dirais que mon vrai métier c’est de parcourir le monde pour aller voir les jacarandas dont on m’a parlé. À partir du moment où l’enjeu se déplace, depuis l’album vers le jacaranda, ça devient plus facile de faire des livres. Ce n’est pas que ce soit plus facile à concevoir ou à écrire, car cette étape restera toujours difficile, mais une force motrice supérieure vient subitement porter le projet.

 

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